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piquillo alliaga.

— Oui, il aime mieux me voir en Irlande qu’à Pampelune ! Pampelune lui semble encore trop près de Madrid et de la cour. Il a peur que je n’y revienne, et il m’en éloigne pour jamais.

— Eh bien, mon oncle, refusez !

— Refuser quand il y a des dangers !… J’irai, j’irai ! je me ferai tuer… mais tu ne viendras pas avec moi… il n’y a là que des périls sans gloire… Martin Padilla, qui commande la flotte, est mon ennemi ; Occampo, qu’ils m’ont donné pour lieutenant, est mon ennemi…

— Raison de plus pour que je sois près de vous.

— Et qui défendrait ma mémoire ?… qui soutiendrait l’honneur de notre maison ? qui soutiendrait Carmen, ma fille… que je laisserais orpheline !… Si jeune encore, elle n’aurait pour protectrice que sa tante, ma sœur, la comtesse d’Altamira, en qui j’ai peu de confiance ! Tu sais, Fernand, mes projets sur mon enfant et sur toi…… tu ne les trahiras pas… tu me le promets ?

— Oui, mon oncle, je vous le jure, s’écria le noble jeune homme, en étendant sa main, que le vieillard serra dans les siennes avec reconnaissance.

— Et puis, ajouta celui-ci en essuyant une larme qui roulait dans ses yeux, et puis, dans quelques années, lorsque ton âge te donnera entrée au conseil, car tu as le droit d’y siéger, tu es grand d’Espagne… tu es baron d’Albayda, premier baron du royaume de Valence… souviens-toi alors de ce que je te dis aujourd’hui. Défends notre faible monarque contre ses favoris et contre lui-même : fais respecter, en tout temps et contre tous, son autorité royale ; le roi, quoi qu’il fasse, c’est notre seigneur, c’est notre père ! Où est le roi c’est la patrie, et bientôt la patrie sera en danger. Trop d’ennemis menacent l’Espagne… trop de causes la poussent à sa ruine…

Comme il parlait ainsi, on entendit au dehors une rumeur lointaine et prolongée.

— Qu’est-ce ? dit le vieillard en s’interrompant.

— Rien, mon oncle, ce sont les fêtes qui commencent. Le roi et son ministre font ce soir leur entrée à Pampelune !

Le bruit augmentait peu à peu. Bientôt on distingua des vociférations, des menaces, et les cris prolongés de : Justice ! justice ! mort au comte de Lerma !

— Déjà ! dit froidement le vieillard. Vois donc ce que ce peut être.

Il n’avait, dans ce moment, qu’une crainte : c’est que le bruit du dehors ne réveillât son enfant chéri, Carmen, sa fille, qui alors faisait la sieste.

Fernand allait sortir pour obéir à son oncle ; mais au moment où il ouvrait la porte, entra vivement un homme dont les riches habits en désordre étaient, en plusieurs endroits, froissés et souillés. Son regard hautain respirait à la fois la crainte et la colère, et il cherchait à sourire pour déguiser son émotion, comme d’autres chantent pour cacher leur frayeur.

— Le comte de Lémos ! s’écria d’Aguilar avec étonnement.

— Le gouverneur de Pampelune ! dit Fernand avec respect.

Le comte de Lémos était beau-frère du comte de Lerma, qui l’avait nommé vice-roi de la Navarre, et c’était lui qui, dans ce moment, commandait dans la ville ; sa visite avait droit de surprendre d’Aguilar, qui, fort mal avec le ministre, n’était guère mieux avec sa famille. Lémos et d’Aguilar ne se voyaient pas d’ordinaire.

— Eh ! oui, c’est moi, mon cher, s’écria le comte avec un rire bruyant ; ils ont rencontré au milieu de la rue mon carrosse, qu’ils ont assailli de pierres… Il m’a bien fallu en descendre, et poursuivi par eux jusqu’à la porte de votre hôtel…

— De qui me parlez-vous, monsieur le comte ? dit froidement d’Aguilar.

— Vous ne savez donc pas ce qui se passe ?

— Nullement.

— Rien n’est plus divertissant… c’est une folie… un délire ! Ils ont tous perdu la tête, jusqu’à ce Josué Calzado, le corrégidor… que je croyais un homme raisonnable et paisible… un homme à nous. Voituré en triomphe sur les épaules du peuple… Il est venu à leur tête, à mon hôtel, avec un bruit et des cris… La comtesse de Lémos en aura la migraine… sans compter qu’ils ont commencé par casser les vitres.

— Mais que veulent-ils ?… s’écria d’Aguilar avec impatience.

— Ce qu’ils veulent ?… des absurdités !… Empêcher le roi d’entrer dans Pampelune… Le roi qui, justement, vient d’arriver aux portes de la ville.

— Fermer les portes au roi d’Espagne ! dit d’Aguilar avec indignation. J’espère, monsieur le comte, que vous avez pris des mesures vigoureuses.

— Certainement, j’ai envoyé sur-le-champ un exprès déguisé à mon beau-frère, le comte de Lerma… le premier ministre… Cela le regarde, c’est à lui de savoir ce qu’il a à faire…

— Mais vous, monsieur le comte ?…

— Moi ! que voulez-vous que je fasse ?

— N’y a-t-il pas à Pampelune une citadelle que Philippe II a fait bâtir ?

— Elle n’est pas seulement achevée… et pas un canon ! pas un soldat !

— Dans une ville frontière ! s’écria d’Aguilar, en regardant Fernand. Que te disais-je ? Voilà la prévoyance de ceux à qui on a confié l’Espagne. Pas de garnison !… pas un soldat !

— Fort heureusement ! répondit Lémos avec impatience, puisqu’ils n’en veulent pas… puisque c’est là la seule cause de l’émeute… Ils ne veulent, pour l’entrée du roi, que des soldats qui ne soient pas militaires… de la garde bourgeoise,

— Et vous avez cédé ?

— Non pas ! Voyant qu’il était impossible de s’entendre avec eux, j’ai fait atteler mes chevaux à une voiture sans armoiries, et, sortant par une porte de derrière de l’hôtel… j’espérais rejoindre le duc de Lerma et les deux régiments qui l’accompagnent… et alors nous aurions vu !

— Vous, le gouverneur ! dit don Juan d’Aguilar avec surprise, abandonner la ville…

— Pour y rentrer… Mais je n’ai pas pu ; ils m’ont reconnu, poursuivi !… Par bonheur, j’ai pu me réfugier chez vous, et je vous demande mille pardons, mon