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piquillo alliaga.

Piquillo n’avait jamais possédé pareille somme.

— Que faut-il faire pour gagner ça ?

— Te promener d’ici à ce soir dans les rues de Pampélune, en criant : Vivent les fueros !

— Pas autre chose ? ce n’est pas difficile ; et j’aurai un réal ?

— Je te le paierai ici même… ce soir.

— Vous le jurez par Notre-Dame del Pilar ?

— Je te le jure, reprit l’aubergiste en ouvrant la main et en lâchant son captif.

Piquillo ne sentit pas plutôt son oreille libre, qu’il s’élança gaiement dans les rues qui s’ouvraient devant lui, et disparut en criant à tue-tête : Vivent Les fueros !


II.

le triomphe.

Dans une riche et antique maison de Pampelune, dont les fenêtres principales donnaient sur la Taconnera, au fond d’un appartement, et assis dans un grand fauteuil gothique qui portait les armes de la maison d’Aguilar, un vieux soldat de Philippe II était plongé dans de sombres réflexions. Sur une table étaient placés son chapeau, son épée et un parchemin scellé de trois cachets. Devant lui, et sans oser l’interroger, se tenait respectueusement un jeune et bel officier, que toutes les mères auraient envié pour fils, toutes les femmes pour cavalier. Dans ses yeux pleins de douceur, respirait l’insouciance de la jeunesse ; dans toutes ses manières, la galanterie espagnole, et sur son front, la fierté castillane. Sa lèvre encore imberbe souriait d’impatience, pendant que sa main caressait avec satisfaction le pommeau de son épée. Voyant que le vieillard continuait à garder le silence, il hasarda enfin ces mots d’une voix timide :

— Irai-je avec vous en Irlande, mon oncle ?

— Non, répondit le vieux soldat.

— Et pourquoi ?

— Vous n’avez pas fait encore vos premières armes, Fernand ; je voudrais vous voir débuter par une victoire, et nous serons battus.

— Quand c’est vous qui commandez, vous, don Juan d’Aguilar ! quand le roi vous donne six mille hommes de ses meilleures troupes pour débarquer en Irlande, quand il veut signaler la première année de son règne par une glorieuse expédition.

— J’irai… j’irai ! mais tout est arrangé pour que nous ne réussissions pas ! Entreprise mal combinée ! impolitique… inutile. Au lieu d’attaquer franchement Élisabeth et ses Anglais, susciter des troubles et des séditions et se mettre aux ordres des Irlandais révoltés… ce n’est pas là ce qu’il fallait faire. Mais on méprise nos conseils ; on ne nous écoute pas, nous vieux soldats, qui savons faire la guerre, et qui avons servi sous don Juan d’Autriche, L’Espagne était grande et glorieuse alors !…

— Et maintenant, mon oncle, dit le jeune homme avec fierté, elle n’a pas dégénéré !

— Oui, s’écria le vieillard en le regardant avec satisfaction, elle a encore des bras et des épées pour la défendre, mais c’en est fait de l’empire de Charles-Quint… c’en est fait de notre puissance ! son déclin a commencé et ne s’arrêtera plus.

— Un nouveau règne peut lui rendre ses splendeurs !

— Un nouveau règne ! murmura le vieux guerrier. Il poussa un profond soupir, et continuant à demi-voix : J’étais au lit de mort de Philippe II ; celui-là se connaissait en hommes… et ce prince, qui avait appris la victoire de Lépante sans que son visage exprimât un mouvement de joie, ce prince à qui plus tard la ruine entière de sa flotte n’avait pas arraché un regret… je l’ai vu pleurer… oui, pleurer devant moi, son vieux serviteur, sur l’avenir de la monarchie espagnole. Dieu, m’a-t-il dit, qui n’a fait la grâce de me donner tant d’États, ne m’a pas fait celle de me donner un héritier capable de les gouverner.

— Qu’importe ! s’il a un bon ministre, et l’on dit que le comte de Lerma a tant de talents.

Au geste d’impatience que fit son oncle, le jeune homme vit qu’il s’était avancé imprudemment.

— Le comte de Lerma, un bon ministre ! Où donc Gomez de Sandoval y Royas, aujourd’hui comte de Lerma, aurait-il appris la science du gouvernement ? Est-ce dans ses aventures de jeunesse ?… dans les tours qu’il jouait à ses créanciers, qu’il avait l’art de payer sans bourse délier[1] ?…

— Eh ! mais, mon oncle, dit le jeune homme en souriant, c’est déjà un secret qui n’est pas à dédaigner, et s’il peut l’employer contre les créanciers de l’État, cela rendra grand service à nos finances.

Mais don Juan ne l’écoutait pas, et poursuivait avec chaleur :

— Où aurait-il appris la politique ? Est-ce dans les antichambres de l’infant où le feu roi l’avait placé sous les ordres de la marchesana de Vaglio[2], pour distraire et divertir l’héritier de la couronne ? Voilà l’origine de sa faveur, de son mérite et de tous les talents qu’on lui suppose aujourd’hui. Aussi, le jour de la mort du vieux roi, tout a été fini pour nous, ses anciens conseillers ; le comte de Lerma est devenu non pas ministre, mais souverain absolu de toutes les Espagnes !… Oui, poursuivit don Juan, dont l’indignation ne faisait qu’augmenter, c’était peu, pour le nouveau monarque, de prodiguer le titre de comte et de ministre à son favori, sa première ordonnance royale, ordonnance sans exemple dans l’histoire des monarchies, portait que la signature du comte de Lerma devait avoir autant de valeur que la sienne, à lui, le roi !… à lui, descendant de Philippe II et de Charles Quint ! et depuis un an, un Sandoval signe : Yo el Rey !

— Mon oncle, calmez-vous…

— Un roi d’Espagne descendre du trône et abdiquer l’empire !… Charles-Quint l’a fait pour son fils ! mais non pour un de ses sujets… C’est une honte pour la noblesse du royaume ! Je le pense, et je l’ai dit ; aussi le favori me déteste.

— Vous voyez cependant, dit le jeune homme en montrant du doigt le parchemin scellé des armes royales, qu’il vous donne le commandement de l’expédition d’Irlande.

  1. Relation de Khevenhiller.
  2. Id.