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piquillo alliaga.


XXIX.

les alguazils.

Enfin arriva le jour du départ, et malgré la joie qu’il éprouvait de revoir celle qu’il aimait, Alliaga était désolé de quitter de si bons et de si tendres parents.

Heureusement, pour calmer ses regrets, il ne partait pas seul.

— Emmène-moi avec toi, lui avait dit Pedralvi.

Alliaga l’avait demandé, et on s’était empressé de lui donner, pour l’accompagner, ce fidèle serviteur.

Pedralvi voulait aller passer quelques jours à Madrid pour servir d’escorte à son maître, et puis aussi pour revoir Juanita, ses amours, qui, placée près de la reine, ne pouvait quitter le palais.

Montés tous deux sur de bons chevaux, ils venaient de quitter la vallée du Paradis, la riante habitation d’Albérique. Piquillo avait senti couler ses larmes en embrassant Yézid et son père qui lui avaient reproché sa faiblesse.

— À bientôt, lui disaient-ils tous les deux.

— Oui, bientôt, répétait Yézid, moi aussi j’irai à Madrid pour affaires importantes.

— Hâte-toi de réussir, lui criait le vieillard ; acquiers les honneurs et la puissance.

— Et aime-nous toujours, ajoutait Yézid.

Alliaga, couvert de leurs embrassements, comblé de leurs caresses, les poches remplies d’or, les quittait avec un serrement de cœur et une tristesse inexprimables. Il lui semblait que ces joies de la famille, que ces lieux enchantés où il les avait connues, ne faisaient qu’apparaître à ses yeux, et qu’éloigné de ce nouvel Éden, il ne devait plus y rentrer.

La gaieté intarissable, l’insouciante philosophie et les saillies de Pedralvi eurent bientôt dissipé ces nuages.

Les deux amis, sans distinction du maître et du valet, cheminaient tous deux côte à côte, se rappelant leur bon temps, c’est-à-dire le mauvais. Heureux de leur jeunesse, heureux du soleil, heureux surtout de leurs espérances, ils causaient et riaient à voix baute sur la grande route.

Puis il y avait des moments où, plus heureux encore, ils se taisaient tout à coup, et gardaient le silence pendant des demi-heures entières, croyant n’avoir point cessé de causer. L’un rêvait à Juanita, et l’autre à Aïxa, qu’il allait revoir.

Depuis deux jours ils marchaient ainsi, s’arrêtant dans les meilleures hôtelleries, se faisant servir en princes, demandant partout les plus riches appartements, la meilleure chère, les vins les plus délicats, faisant ainsi payer à la fortune le capital et les arrérages du bonheur qu’elle leur avait dus si longtemps !… Ils étaient sortis de la province de Valence, étaient entrés dans la Nouvelle-Castille, et le soir du quatrième jour, ils se dirigeaient vers Tolède.

Ils avaient encore six ou sept lieues à faire pour y arriver, et se trouvaient aux environs de la petite ville de Madrilejoz. Ils délibérèrent s’ils y passeraient la nuit, ou s’ils continueraient leur route, car la nuit était superbe et leur promettait quelques heures d’un voyage délicieux. Ils avaient pris ce dernier parti et marchaient sans défiance sur le grand chemin, où passaient de temps en temps des groupes de paysans qui revenaient du marché.

Tout à coup, d’un angle que formait le chemin, déboucha une troupe d’alguazils qui, pendant quelque temps, marcha à côté de nos voyageurs. Ils étaient ! assez nombreux, et ne disaient mot.

— Allez-vous comme nous à Tolède, seigneurs alguazils ? demanda au chef de la troupe Pedralvi, qui était d’humeur causante et interrogative, surtout en voyage.

Au lieu de lui répondre, celui à qui il venait d’adresser la parole lui saisit brusquement le bras droit ; un autre alguazil en fit autant du bras gauche, pendant que la même opération s’exécutait sur Piquillo, et avant que nos deux héros eussent pu se mettre en défense, ils avaient été désarmés, et on venait de leur lier les bras derrière le dos.

Il ne leur restait que la voix, et ils s’en servirent pour s’élever contre un pareil traitement, en en demandant la cause et en réclamant justice.

Comme on ne leur répondait pas, ils se mirent à appeler à leur secours les paysans qui passaient alors sur la grande route ; ceux-ci s’arrêtèrent et semblaient disposés à leur venir en aide. Mais un des alguazils dit gravement : Prenez garde, messeigneurs, nous agissons au nom du roi ; ce sont deux malfaiteurs dont nous avons le signalement détaillé et que nous venons d’arrêter.

— Par saint Jacques ! s’écria Pedralvi, à la nuit close il est facile de se tromper, et nous sommes, je le vois, victimes de quelque erreur ; daignez nous écouter, seigneurs alguazils.

— Tout s’éclaircira au point du jour, répondit le chef ; marchons toujours ! de par le roi, messieurs !

À cette phrase sacramentelle et redoutable, les paysans s’éloignèrent.

Tous ceux que l’on rencontra et que Pedralvi ou Piquillo appelaient, recevaient la même réponse et s’éloignaient de même.

Bientôt personne ne passa plus ; la nuit devint obscure, et les alguazils, entourant leurs captifs, les fouillèrent et les dévalisèrent.

Dieu sait pour eux quelle bonne aubaine, car nous avons dit que les poches de Piquillo étaient pleines d’or.

— Patience, mes drôles, disait Pedralvi furieux, à la prochaine ville, au prochain corrégidor, nous réclamerons ; on reconnaîtra l’erreur, on vous châtiera, on nous rendra justice… et peut-être même notre argent, ajoutait-il à part lui avec un soupir mêlé de crainte.

Mais au lieu de marcher vers la ville, on s’en éloignait, et l’on se dirigeait vers les montagnes de Tolède.

Pedralvi commençait à s’inquiéter. Un mouvement que fit l’escorte en entrant dans la montagne rapprocha le cheval de Pedralvi de celui de son camarade.

— Que penses-tu de ces gens-ci ? dit-il à voix basse.

— Je crains que ce ne soient pas de vrais alguazils.

— Qui te le fait présumer ?

— D’abord, ils m’ont volé…

— Moi aussi… Ce ne serait pas une raison.

— Allons donc ! des alguazils ?