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piquillo alliaga.

— Pourquoi pas ? il y en a qui s’en mêlent, et des plus honnêtes.

Un alguazil, enveloppé d’un manteau noir, vint se placer entre eux deux, et interrompit leur conversation.

Depuis le commencement de cette expédition, cet homme n’avait pas prononcé une parole ; mais il n’avait jamais quitté Piquillo des yeux, et s’était constamment tenu à portée de lui, surveillant tous ses mouvements.

Piquillo, qui n’avait pas oublié sa rencontre au Faisan-d’Or et à l’hôtellerie de la Corbeille de Fleurs, n’était pas sans inquiétude. Cet alguazil, qui ne le perdait pas de vue, lui rappelait, par sa taille et par sa tournure, le capitaine Juan-Baptista.

Un instinct de terreur lui disait que c’était lui, et bientôt il n’eut plus de doute à cet égard.

— Piquillo ! lui dit une voix que, malgré le temps et l’absence, il lui était impossible de ne pas reconnaître ; c’était bien celle de Juan-Baptista.

Le capitaine regarda son prisonnier avec un sourire moqueur et continua :

— Piquillo est plus riche à présent qu’au temps où nous travaillions ensemble. Il voyage en gentilhomme… Il a de l’or plein ses poches, ou plutôt plein les miennes, dit-il d’un ton ironique, en frappant sur les pièces d’or qui, maintenant, étaient en son pouvoir.

— Bandit ! que veux-tu de plus ?

— Rien, que causer avec toi pour charmer les ennuis de la route, et apprendre tes secrets pour faire fortune ; tu me dois bien cela, toi, mon élève ! il n’est pas juste que tu vives en grand seigneur, tandis que ton bon et ancien maître est obligé de se faire alguazil !

— Infâme !

— C’est justement ce que je voulais dire. Infâme métier, qui ne vaut pas l’autre… Notre ancien état était à coup sûr plus honorable ; mais quand un honnête homme n’a pas le choix, il faut le plaindre. Rassure-toi, cependant, car je tiens à ton estime ; je suis passé dans les rangs ennemis, j’ai pris leurs couleurs, dit-il en frappant sur son habit noir, mais j’ai gardé mes principes !

Le capitaine disait vrai.

L’habit d’alguazil n’était qu’une ruse de guerre, un coup hardi, un trait d’imagination et de génie. Après la dispersion de sa troupe et l’incendie de l’hôtellerie de Bon-Secours, le capitaine n’avait plus rien trouvé à faire dans la Vieille-Castille et dans la Navarre. Le rapport et les réclamations de Fernand d’Albayda, et surtout la rumeur publique, avaient enfin forcé le duc de Lerma à s’occuper un peu de la sûreté des grandes routes.

Il avait pris des précautions, ou plutôt des alguazils, et augmenté considérablement le nombre des officiers et soldats de la Sainte-Hermandad, troupe oisive, qui ne voyait rien, n’empêchait rien, se promenait au soleil et touchait avec assiduité les nouveaux appointements dont on venait de grever l’État.

C’était un nouveau moyen de piller le royaume, moyen bien plus sûr, et en outre légal et régulier.

Le capitaine, qui venait alors de toucher, au nom et pour le compte de Piquillo, une somme considérable de la maison Delascar d’Albérique de Valence, comprit que, vu la circonstance, il y aurait simplicité et niaiserie de sa part à lever et à solder, comme autrefois, une troupe de bandits qui courait le risque d’être endommagée, inquiétée, poursuivie et même condamnée.

Il leva une troupe d’alguazils, et dès ce moment il jouit du monopole paisible de la grande route.

Au lieu de se cacher, il se montra ; au lieu de ne sortir que de nuit, il marchait en plein jour, voyait, examinait par lui-même les coups ou les entreprises à tenter.

Il avait abandonné la Navarre et la Vieille-Castille, mais il exploitait tranquillement la Nouvelle, et poussait de temps en temps sa surveillance jusque dans les provinces voisines, celles de Murcie et de Valence. Sa troupe, composée des anciens compagnons qu’il avait ralliés, ou de nouveaux qu’il avait enrôlés, avait trouvé dans l’uniforme d’alguazils, non-seulement impunité, mais appui, protection et estime.

Dans telle maison, telle métairie où ils venaient de voler, on s’adressait à eux, le soir, pour poursuivre et saisir les voleurs. On les traitait, on les hébergeait le reste de la nuit. Plus d’une fois, il était arrivé au capitaine de dresser procès-verbal du rapt qu’il venait de commettre, procès-verbal qu’il se faisait payer très-cher, car il était inflexible sur les droits.

Du reste, il s’était fait aimer de ses autres confrères, les véritables alguazils, par l’aménité de ses manières et la générosité de ses procédés.

Dès qu’il y avait rencontre entre deux brigades, c’étaient des salutations, des politesses, dont les Espagnols sont très-avides ; Juan-Baptista ôtait toujours son chapeau le premier, et cédait le haut du pavé à la brigade payée par le gouvernement.

Si l’on se trouvait près d’une hôtellerie, il offrait même à boire à ses confrères les fonctionnaires publics, qui ne refusaient jamais, et de plus il les aidait loyalement dans leurs recherches, en leur indiquant avec franchise tous les endroits où l’on venait de voler.

C’est ainsi que depuis plusieurs jours il avait suivi, épié et enfin arrêté Alliaga, avec qui il avait un ancien compte à régler. Certain maintenant de sa proie, que rien ne pouvait plus lui enlever, le capitaine continua la conversation.

— Te souvient-il, Piquillo, il y a sept ou huit ans de cela pour le moins, mais moi je n’oublie rien ! te souvient-il de la sierra de Moncayo et du chêne où je t’ai laissé… Il y faisait chaud, je crois.

Piquillo fit comme alors : il ne répondit rien ; il n’avait rien à répondre.

— Te souvient-il de la déclaration de guerre que tu me fis ? guerre à mort entre nous deux ! disais-tu ; j’ai accepté, car je suis beau joueur, et pendant longtemps, je l’avoue, j’ai cru avoir gagné la partie.

— Mais le ciel m’est venu en aide, s’écria Piquillo ; il m’aidera encore.

— Je ne crois pas, répondit avec ironie le capitaine, le ciel ne se mêle pas de ces parties-là, et je crois que définitivement elle est perdue pour toi. Vois-tu la gorge de montagnes où nous allons entrer ?… c’est là que je me déferai d’un ancien élève dont les révéla-