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piquillo alliaga.

tions indiscrètes pourraient me nuire dans mon nouvel état d’alguazil ; c’est un état où il faut apporter de la considération, si on veut en avoir, car on n’en trouve guère.

Piquillo jeta sur lui un regard de mépris et continua à garder le silence.

Ce n’était pas le compte du capitaine. Il était cette fois bien fermement décidé à le tuer ; mais auparavant il voulait le faire parler. Il reprit donc :

— Si cependant Piquillo voulait, il pourrait encore sauver ses jours et ceux de son compagnon.

Piquillo leva la tête. Il pensait à Aïxa et tenait à vivre.

— Il n’aurait pour cela, poursuivit le faux alguazil, qu’à m’expliquer ses relations avec Delascar d’Albérique et me donner les moyens de pénétrer dans cette maison, qui renferme, dit-on, des tonnes d’or.

— S’il n’y a pas d’autres moyens de sauver ma vie, repondit froidement Alliaga, tu auras bientôt un crime de plus à te reprocher.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne te dirai rien. Tu es maître de mes jours.

— J’aimerais mieux être maître du trésor. Faute de mieux, c’est toujours quelque chose que de se venger d’un ennemi, et ce plaisir-là du moins ne pourra pas m’échapper.

— Peut-être ! dit Alliaga en regardant le chemin creux où ils venaient de s’engager.

Une lueur rougeâtre, la lueur de plusieurs torches, se dessinait sur les rochers et les arbres qui, des deux côtes, bordaient la route. On entendait le bruit confus de plusieurs voix, le pas des chevaux et même le bruit des armes.

— À moi ! cria de toutes ses forces Pedralvi à qui ce secours, même éloigné, venait de rendre l’espoir et le courage.

— À moi ! à mon aide ! à mon secours !

— Nous aurions dû le bâillonner, se dit le capitaine ; on ne pense jamais à tout ; empêchez-le de crier.

— Impossible, dirent les alguazils, son compagnon se met aussi de la partie.

— Et l’écho de la montagne qui s’en mêle aussi ! se dit Juan-Baptista avec rage en entendant les cris des deux captifs répétés au loin.

— Cassez-leur la tête, et que ça finisse.

Mais avant qu’on osât exécuter cet ordre, des cavaliers avec des flambeaux apparurent sur la route. Ils précédaient deux carrosses que suivaient plusieurs gens armés.

Il n’y avait pas moyen de combattre ; l’avantage du terrain, des armes et du nombre était pour les nouveaux arrivants.

Aucun moyen de fuir, aucun moyen, dans cet étroit passage, d’éviter la rencontre.

D’ailleurs Pedralvi, que rien n’aurait pu contraindre au silence, continuait à crier de toutes les forces de ses poumons :

— Qui que vous soyez, seigneurs cavaliers, délivrez-nous de ces bandits, de ces faux alguazils qui nous ont arrêtés et dépouillés, contre toutes les lois divines et humaines.

— Qu’est-ce qui vient ainsi me réveiller en sursaut ? dit un homme vêtu de noir qui dormait dans la première voiture, assis seul sur les coussins de derrière, tandis que trois prêtres, extrêmement serrés, vu leur corpulence, étaient entassés sur la banquette de devant. — Eh bien ! mon grand vicaire, qu’y a-t-il ? me répondrez-vous ?

— Permettez, monseigneur, je ne sais pas bien de quoi il s’agit. Je vois des alguazils, ils sont sept et emmènent deux jeunes gens bien mis et de bonne mine qui se réclament de Votre Grâce.

— Interrogez-les sans descendre de voiture, car la nuit est noire et froide. Baissez la glace ! rien qu’une ! je suis enrhumé.

Alors le grand vicaire, s’adressant aux deux captifs :

— Sa Grâce monseigneur don Ribeira, patriarche d’Antioche et archevêque de Valence, me charge de vous demander qui vous êtes, et ce que vous voulez.

Pedralvi, qui eût été un avocat excellent, et très-rare, expliqua l’affaire en deux mots. Arrêtés et dépouillés sans motif, ils demandaient qu’on les remît en liberté et qu’on punît les alguazils.

— Et vous, demanda le grand vicaire à Juan-Baptista, qu’avez-vous à répondre ?

Le capitaine avait entendu parler du fougueux prélat, avec lequel nos lecteurs ont fait connaissance dans les premiers chapitres de cette histoire, lors de la consulta du roi.

C’était l’adversaire le plus implacable des Maures, l’ennemi le plus pieusement acharné à leur conversion ou à leur perte. Tuer ou convertir tout ce qui n’était pas chrétien, lui paraissait l’action la plus sainte et la plus méritoire, et il était tellement consciencieux et de bonne foi dans sa cruauté, qu’il eût mis le feu à son palais pour brûler un hérétique.

N’ayant pu encore, comme il le désirait, réussir à expulser les Maures en masse, il tenait du moins à les convertir en détail ; c’était la grande affaire, la grande vanité de sa vie, et malgré sa piété, il n’avait pu dernièrement dissimuler son dépit en apprenant le succès de l’évêque de Cuença, qui avait persuadé, convaincu et baptisé le Maure Sidi-Zagal et toute sa famille, y compris trois enfants en bas âge, dont un ne parlait pas encore.

Cette affaire avait fait grand bruit dans la Nouvelle-Castille : Juan-Baptista, en sa qualité d’alguazil, qui devait tout savoir, en avait entendu parler, et connaissant le faible du prélat, il s’avança près de la portière avec respect, et ôtant son chapeau, car il ne craignait pas, lui, de s’enrhumer :

— Ces deux jeunes gens, dit-il, sont des Maures qui n’ont pas été baptisés.

À ce mot seul, Ribeira bondit sur les coussins de sa voiture.

— Conformément aux nouvelles ordonnances publiées, à la demande de notre pieux archevêque, monseigneur l’archevêque de Valence, patriarche d’Antioche, par don Sandoval y Royas et la sainte inquisition, j’ai appréhendé ces hérétiques au corps.

— Bien ! dit l’archevêque, du fond de sa voiture.

— Je les ai dépouillés de tous les bijoux et ornements impies qu’ils n’avaient pas le droit de porter.

— Très-bien ! dit l’archevêque.