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piquillo alliaga.

Aussi Carmen préférait qu’elle fût là ; Fernand était du même avis.

Loin de leur ressembler, Aïxa saisissait tous les prétextes de s’absenter, et quand son amie lui en faisait reproche :

— C’est tout simple, lui disait-elle, je crains de vous gêner.

— Mais au contraire, c’est quand tu n’es pas là que nous sommes gênés et embarrassés ; viens… je t’en prie !

Aïxa revenait, et la soirée était charmante.

Fernand leur racontait ses campagnes contre Maurice de Nassau, les prodiges de valeur, les traits de courage de ses ennemis ou de ses compagnons d’armes, il n’oubliait rien, que lui. Les jeunes filles lui en faisaient reproche. Aïxa, souriant, traitait sa modestie d’orgueil ; s’oublier si complétement était un moyen de se faire remarquer.

Carmen admirait toujours ; Aïxa discutait ; Carmen n’avait jamais qu’un avis, celui de Fernand ; Aïxa avait le sien à elle, qu’elle défendait, et parfois Fernand en changeait et passait dans le camp ennemi, bravant les éclats de rire des deux jeunes filles, qui raillaient le transfuge.

Combien dans ce moment Fernand appréciait le bonheur dont Piquillo lui avait parlé pendant leur voyage de Pampelune à Madrid ! ces douces conversations que minuit venait interrompre, quand on croyait qu’elles commençaient à peine ! Combien il comprenait alors ce charme inexprimable qu’Aïxa répandait sur tout ce qui l’entourait !

Aussi, dans tous les plans de bonheur qu’il formait avec Carmen, il était bien entendu qu’Aïxa ne les quitterait jamais. Aïxa les écoutait en souriant, mais d’un sourire triste et sans espoir, qui semblait croire à leur bonheur et non au sien.

Un soir que Fernand avait devancé l’heure, Carmen n’était pas encore sortie de son appartement. Aïxa était seule au petit salon où ils se réunissaient d’ordinaire.

Elle tenait à la main une lettre, et s’empressa de la serrer à l’aspect de Fernand, auquel ce mouvement ne put échapper.

Aïxa était en proie à une vive émotion, à un trouble visible qu’elle fit ses efforts pour réprimer.

— Eh mon Dieu ! senora, quelque malheur serait-il arrivé ? s’écria don Fernand.

— Aucun ; Carmen va venir, ne vous effrayez pas de son absence, répondit Aïxa en reprenant son doux sourire. Elle se porte bien.

— Mais vous, senora ?

— Moi, je n’ai rien.

— Je craignais… pardonnez mon indiscrétion, que vous n’eussiez reçu quelques fâcheuses nouvelles.

— Ah ! dit Aïxa froidement, cette lettre… je vous remercie, seigneur don Fernand, mais rassurez-vous : c’est une lettre d’affaires… des affaires de famille !

Fernand n’en était pas convaincu, et le doute qu’il éprouvait lui causait un malaise, une sensation qu’il ne s’expliquait point. Aïxa, maintenant calme et tout à fait revenue à elle-même, avait pris son ouvrage, sur lequel elle tenait ses yeux attachés.

Il y eut un moment de silence. Fernand se leva, alla à la cheminée, regarda quelque temps Aïxa, qui travaillait toujours, puis se rassit près d’elle, et dit en montrant l’ouvrage dont elle s’occupait :

— Voilà un travail admirable.

Aïxa leva les yeux d’un air étonné. Il était évident que don Fernand avait regardé, sans le voir, l’ouvrage admirable dont il parlait. C’était un ruban bleu, dont Aïxa essayait de faire un nœud.

— C’est un nœud de ruban, lui dit-elle en souriant, qui mérite peu votre admiration, et qui n’a pas grand prix.

— Et moi, je suis sûr, répondit Fernand d’un ton ému, je suis sûr qu’il est des personnes pour qui il en aura beaucoup.

— Pour qui donc ?

— Eh mais, continua Fernand en balbutiant et essayant de sourire plusieurs fois, pour le jeune et beau cavalier à qui peut-être vous le destinez.

— Ce jeune et beau cavalier, répondit Aïxa gaiement, c’est Carmen, votre prétendue.

— Carmen ! s’écria Fernand.

— Il faut bien s’occuper de ses parures pour le moment où elle quittera le deuil et marchera à l’autel.

Il y eut encore un long silence, qu’aucun d’eux ne savait comment rompre. Heureusement Carmen entra.

Aïxa fut charmante comme à l’ordinaire, bonne, aimable et prévenante pour tous les deux. Fernand fut rêveur et silencieux.

Dans le cours de la soirée, Carmen demanda gaiement à ses amis :

— Y a-t-il quelques nouvelles ?

— Aucune, répondit froidement Aïxa.

Elle ne dit pas un mot de la lettre qu’elle avait reçue. Fernand était trop délicat ou trop discret pour en parler ; mais lui, toujours si bon et si gracieux, fut dès ce moment brusque, impatient et irritable.

Au lieu de défendre, comme à l’ordinaire, ses opinions en riant, il semblait, sans s’en apercevoir et comme malgré lui, mettre de l’aigreur dans chaque discussion, surtout contre Aïxa, qui, à son tour, lui répondait avec sécheresse ; et Carmen, s’amusant de leur animosité, fut obligée plusieurs fois de clore les débats.

Le lendemain, Fernand revint, et, presque honteux de sa conduite de la veille, il chercha à la faire oublier en redoublant de soins et de prévenances pour les deux sœurs, qui déjà lui avaient pardonné.

Mais la pauvre Carmen s’inquiétait en lui voyant des moments de rêverie et de tristesse qu’il n’avait pas autrefois. Elle faisait part de ses craintes à Aïxa, qui s’efforçait de la rassurer.

— Peut-être quelque passe-droit, quelque injustice qu’on lui aura faite à la cour.

— Tu crois ?

— Le duc d’Uzède est son ennemi.

— C’est vrai… et c’est pourtant l’ami de ma tante, dona Altamira.

— Que veux-tu ! on ne conçoit rien aux haines et aux amitiés de la cour ! Ne l’inquiète pas de cela, ma bonne Carmen ; que nous importe à nous, pourvu que nous nous aimions ?

— Et pourvu qu’il m’aime, lui ?