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piquillo alliaga.

— Et j’espère que tu n’as pas là-dessus le moindre doute ? dit vivement Aïxa.

— Oh non !… Il n’est heureux qu’ici, il me le disait encore dernièrement. Et dans ses actions, dans ses regards, dans ses moindres discours, il y a tant d’affection et de tendresse…

— Tant mieux, tant mieux ! s’écria sa compagne avec un accent qui partait du cœur.

— Et que je te raconte un trait de lui qui m’a vivement touchée.

— Dis-le vite !

— C’est un rien… un enfantillage…… mais il me semble, à moi, que c’est dans ces petites choses-là que l’amour se révèle. Hier matin, en venant apporter à la comtesse une invitation de bal pour le soir, Fernand est entré dans ma chambre. J’étais devant ma toilette avec Juanita à me coiffer.

— Je suis indiscret, s’est-il écrié, je me retire.

— Non, mon cousin, lui ai-je dit, restez. J’ai fini. Je suis à vous. Je ne veux pas perdre votre visite.

Il s’est alors promené derrière moi dans l’appartement, et de la glace de ma toilette d’où je le regardais sans rien dire, je l’ai vu s’arrêter devant un petit meuble où étaient plusieurs bagatelles que je porte d’ordinaire, des ajustements de femme. Il y avait entre autres un simple nœud de ruban… ces rubans bleus que tu m’as arrangés l’autre jour…

— Eh bien ? dit Aïxa en pâlissant.

— Eh bien ! il l’a pris tout doucement, l’a porté à ses lèvres et l’a caché vivement dans son sein. Et moi, craignant, je ne sais pourquoi, que Juanita ne l’aperçût, je me sentais troublée et charmée à la fois, je me sentais les joues brûlantes, et j’étais rouges… rouge… tiens, comme toi, Aïxa, dans ce moment.

En effet, Aïxa était pourpre et se soutenait à peine.

— Je le crois bien, dit-elle en portant la main à son front, il fait ici une chaleur !… et je ne sais pas comment tu y tiens, avec ce brasero ardent dont la vapeur monte à la tête.

— C’est vrai, dit Carmen.

Et elle appela pour faire enlever le brasero.

Fernand revint le soir, mais Aïxa ne parut pas. Elle était malade et resta dans sa chambre.

— C’est ma faute, dit Carmen à son cousin, c’est la suite de ce qui est arrivé ce matin. Il faisait trop chaud ici, cela lui a donné la migraine.

Le lendemain, Aïxa ne descendit pas encore au salon, et Fernand, inquiet et troublé, s’informa d’elle avec un intérêt si vrai, que Carmen en fut touchée, et l’en remercia vivement. Elle admirait sa bonté, et puis elle aimait tant Aïxa, qu’elle savait gré de l’amitié qu’on lui portait, et en était reconnaissante.

Le troisième jour, Aïxa parut enfin ; mais elle n’avait plus les belles couleurs vermeilles qui avaient inquiété Carmen. Elle était pâle, elle était changée elle était méconnaissable.

— Qu’as-tu donc ? lui dit Carmen avec effroi.

— Un grand chagrin… une inquiétude que tu partageras ainsi que don Fernand… car il est notre ami.

— Qu’est-ce donc ?… parle ! répéta vivement Carmen.

— Eh bien… je viens de voir Juanita, elle avait su par un message, une lettre qu’elle avait reçue d’un nommé Pedralvi, que Piquillo Alliaga, qui revenait de Valence, avait été arrêté dans la Nouvelle-Castille, entre Madrilejo et Tolède, par les ordres de Ribeira. Pedralvi, malgré ses recherches, n’a pu encore découvrir ses traces, et il craint qu’il n’ait été transporté à Madrid et jeté dans les cachots de l’inquisition.

— Ô ciel ! s’écria Carmen toute tremblante.

— Et de quel droit ? que lui reproche-t-on ? dit Fernand avec chaleur.

— Il est Maure d’origine, répondit Aïxa ; il n’a pas reçu le baptême.

— Eh bien, comme tant d’autres de ses frères, il protestera au fond du cœur et devant son Dieu, contre la violence qu’on veut lui faire, et il cédera.

— Il ne cédera pas ! s’écria Aïxa avec désespoir.

— Et pourquoi ?

— Parce que je le connais… et, s’il faut vous le dire, parce qu’il me l’a juré.

— À vous ! s’écria Fernand en pâlissant.

— Oui, à moi… le pauvre Piquillo ne sait pas manquer à un serment.

— C’est vrai, dit Carmen.

— Il se fera tuer, continua Aïxa, plutôt que de manquer à ce qu’il regarde comme son devoir, comme son honneur. Vous ne savez pas à quels supplices, à quelles tortures on expose ceux qui refusent d’abjurer.

— Si !… si, je le sais ! s’écria don Fernand.

— Et peut-être déjà n’est-il plus. Nous n’avons d’espoir qu’en vous, seigneur don Fernand !

— En moi ! s’écria celui-ci.

Il contemplait Aïxa, son agitation, son trouble, sa pâleur, et la chaleur avec laquelle elle plaidait pour Piquillo. Il se rappela tout ce que celui-ci lui avait dit autrefois de la jeune fille et de l’enthousiasme avec lequel il parlait d’elle.

Il sentit alors comme un frisson convulsif parcourir tout son être, puis une fièvre ardente fit bouillonner son sang dans ses veines, tandis qu’un dard glacé le frappait au cœur. « Ils s’aimaient… ils s’aiment ! » se dit-il en lui-même, et il poussa un cri de rage qui effraya les deux jeunes filles.

Apercevant alors Carmen qui lui tendait les bras, il leva les yeux au ciel et crut voir don Juan d’Aguilar ; il entendit les dernières paroles du vieillard qui lui recommandait sa fille. Toute sa colère tomba.

Le noble jeune homme fit taire les mouvements impétueux qui s’élevaient en lui. Il prit la main de Carmen, et tendant l’autre à Aïxa, il lui dit d’une voix tremblante d’émotion :

— Que puis-je pour vous, senora ? parlez, disposez de moi… Piquillo est mon ami… puisqu’il est le vôtre.

— Bien vrai ? s’écria-t-elle.

— Je le jure ! répondit-il avec fierté, et vous verrez que Piquillo n’est pas le seul qui sache tenir un serment.

Soit que la voix, soit que les yeux de Fernand eussent trahi ce qu’il éprouvait et les combats intérieurs qui venaient de se livrer en lui, Aïxa les avait devinés sans doute, car ses joues si pâles s’animèrent tout à coup, un rayon céleste brilla dans ses yeux, illumina son front, et, semblable à l’ange qui, après la peine, apporte la récompense, elle saisit la main de Fernand et s’écria :