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piquillo alliaga.

vent des cerveaux mieux organisés que celui du faible monarque.

Le départ de la cour pouvait offrir une de ces occasions, bien plus aisées à rencontrer à Valladolid qu’à Madrid.

Que le roi vît Carmen et en devint amoureux, c’est tout ce que demandait la comtesse ; c’était là le point important, le plus difficile ; le reste rentrait dans les intrigues ordinaires, et elle se faisait fort, avec l’aide de ses alliés, de brouiller Carmen et Fernand.

Il n’était pas bien sûr que, déjà, elle n’eût deviné l’espèce d’entraînement qui portait celui-ci vers Aïxa. Tout cela pouvait s’exploiter, ainsi que la jalousie et le désespoir de sa nièce. Elle se réservait d’éveiller et d’exalter plus tard son ambition ; quant aux principes et aux scrupules qui auraient pu rester à la jeune fille, ils ne résisteraient pas longtemps : elle lui avait donné Escobar pour confesseur.

Elle habitait, comme nous l’avons vu, le château du Duero. Il lui revenait de la succession de son mari, le comte d’Altamira, qui avait privé sa propre famille de toute sa fortune, pour la laisser à sa femme.

De temps en temps la comtesse allait à la cour, où l’appelait son service ; et avec le duc d’Uzède, qui ne quittait point le roi, elle avait tout préparé, tout concerté, pour frapper enfin le grand coup qu’ils méditaient depuis si longtemps.

Quelques troubles venaient d’éclater en Portugal. On y parlait même de sourdes conspirations contre l’autorité du roi.

Il fallait, pour calmer les esprits, envoyer en ce pays un homme ferme à la fois et conciliant ; Uzède fut le premier qui parla au roi et au duc de Lerma, son père, de don Fernand d’Albayda, dont la belle conduite dans les Pays-Bas méritait récompense.

Une telle proposition, de la part d’un ennemi, fit le plus grand honneur au duc d’Uzède. Le duc de Lerma consentit à la nomination de Fernand, d’abord pour plaire au roi, qui le lui demandait, ensuite pour donner à son fils une réputation de générosité ; et puis il se trouvait par hasard que le choix était excellent.

Fernand, qui était resté à Madrid, ne demandant rien, ne sollicitant rien que des renseignements sur Piquillo, reçut l’ordre de partir immédiatement, et sans le moindre retard, pour Lisbonne.

Tranquiile ainsi au dehors, la comtesse ne s’occupa plus que de l’exécution intérieure de la conspiration. Son plan n’était pas bien compliqué, tout lui venait en aide.

Depuis quelques jours, Aixa avait entrepris un tableau qui offrait de grands effets de lumière. C’était une vue prise de la ferme, un coteau hérissé de pins, de mélèzes et de rochers, au moment où le soleil, se levant derrière la montagne, venait en éclairer la cime de ses premiers rayons ; mais pour saisir le modèle au passage, il fallait être aussi matinal que lui et plus encore.

Aussi, pour être levée avant le jour, Aïxa avait pris le parti d’aller coucher à la ferme, où la bonne fermière, et surtout Mariquita, sa fille aînée, avaient d’elle tous les soins possibles.

Ainsi, quand venait le jour, la comtesse et Carmen se trouvaient seules dans ce vaste château… circonstance dont fut prévenu le duc d’Uzède, qui se hâta d’agir en conséquence.

Le matin du jour dont nous venons de parler, et après avoir reçu un message de Valladolid, la comtesse fit de grands préparatifs, surtout dans un petit pavillon situé sur la lisière du bois, mais qui communiquait au château par une longue serre ou orangerie.

— Eh ! mon Dieu ! ma tante, lui dit Carmen, pourquoi donc vous donner tant de peine ?

— Est-ce que madame la comtesse attend quelque grand seigneur ? ajouta Aïxa en souriant.

— Non vraiment, répondit la comtesse d’un air indifférent, j’attends mieux que cela.

— Et qui donc ? demandèrent les jeunes filles avec curiosité.

— Un parent à moi, ou plutôt à feu mon mari, le seigneur don Augustin de Villa-Flor, un cousin.

— Je croyais, dit Aïxa, que madame la comtesse ne voyait aucun parent du côté de son mari ?

— C’est vrai !… le comte d’Altamira, qui m’adorait, m’a laissé tous ses biens, et, sous prétexte que je les ai ruinés, ses parents croient tous devoir me détester… excepté don Augustin, qui, plus aimable ou plus juste, m’a promis de venir passer quelques jours dans ce château.

— Tant mieux ! dit gaiement Aïxa.

— Pourquoi ? lui demanda Carmen.

— Je ne sais… il me semble que le seigneur don Augustin doit être amusant ! À la campagne, c’est quelque chose, et je le retiens pour moi.

— Je suis alors bien fâchée, dit la comtesse, de ne pouvoir vous donner ce divertissement : la lettre que je viens de recevoir m’apprend qu’à peine pourra-t-il disposer ce soir d’un moment.

— Voilà qui est fâcheux. Et comment cela ?

— Arrivé hier soir à Valladolid, obligé de repartir demain pour Burgos avec une mission importante, le roi l’a invité à le suivre aujourd’hui à la chasse.

— Par Notre-Dame del Pilar, dit Aïxa en riant à Carmen, il paraît que notre cousin Augustin est bien en cour.

— De sorte, poursuivit la comtesse, qu’il ne pourra, il me l’a écrit, venir que ce soir, entre huit et neuf heures, après la chasse.

— C’est trop tard, dit Aïxa, je serai partie.

— Et pourquoi vient-il, ma tante ? demanda Carmen.

— Pour faire connaissance avec nous, accepter en chasseur une légère collation, embrasser ses cousines et repartir aussitôt.

— C’est bien à lui.

— Et vous comprenez, ma chère enfant, continua la comtesse, de quelle importance il est pour moi de bien recevoir un parent de mon mari, le seul qui se rapproche de moi et qui me fasse des avances. Aussi je serais désolée de ne pas lui faire l’accueil le plus digne. le plus honorable, et surtout le plus affectueux.

— Vous avez raison, ma tante.

— J’espère bien, Carmen, que vous me seconderez.

— Je vous le promets, dit la jeune fille dans toute la sincérité de son âme.