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piquillo alliaga.

Cela dit, la comtesse continua ses préparatifs, donna ses ordres et en surveilla elle-même l’exécution.

On devait placer la collation dans le pavillon, parce qu’il donnait sur la forêt, et qu’il serait plus facile et plus commode au chasseur d’entrer par la petite porte du parc, que de faire une demi-lieue pour gagner la grande grille.

Les jeunes filles laissèrent faire la comtesse et ne s’occupèrent plus d’elle ; sans cela, elles se seraient peut-être étonnées de certaines précautions que prenait la dame châtelaine, des commissions qu’elle confiait ou des courses qu’elle donnait à presque tous ses gens pour une heure de la soirée où, au contraire, elle aurait besoin d’eux.

Carmen était rentrée chez elle avec son amie ; elles lisaient, elles causaient ; et quand vint le soir, Aïxa embrassa Carmen, et se rendit à la ferme.

La comtesse se trouvait donc, dans cet immense château, seule avec sa nièce, ou à peu près ; car elle n’avait gardé près d’elles que deux domestiques qui lui étaient dévoués, une femme de chambre et un valet de pied.

Le matin, elle avait bien prétendu ressentir quelques maux de tête, des vapeurs, des mouvements fébriles, et comme cela lui arrivait souvent, les deux jeunes filles y avaient fait peu d’attention ; mais après le départ d’Aïxa, cette indisposition d’abord augmenta, devint plus grave et prit une telle intensité, que Carmen commença à s’effrayer.

Elle voulait envoyer à la ville prévenir un docteur. La comtesse s’y opposa formellement ; cette idée seule redoublait son mal. Ce n’était qu’une crise nerveuse des plus violentes, il est vrai, mais quelques heures de repos et de sommeil finiraient par l’apaiser. On venait de la déshabiller et de la mettre au lit, huit heures sonnèrent.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Carmen, et le seigneur don Augustin de Villa-Flor que vous attendiez !

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria la comtesse, je n’y pensais plus ; et cette idée lui causa une rechute, une attaque de nerfs des plus violentes.

— Ma nièce, ma chère nièce, disait-elle à Carmen d’une voix douloureuse, il m’est impossible, tu le vois, de le recevoir dans l’état où je suis.

— Oui, ma tante, ne vous inquiétez pas, je vais le lui faire dire.

— Ah ! par un de mes gens ! c’est bien peu convenable. Il vaudrait mieux que ce fût toi-même.

— Oui, ma tante, rassurez-vous, je vais y aller.

— Et même, ne pourrais-tu pas recevoir sa visite… à ma place, pendant quelques instants seulement… C’est une fatalité ! c’est si mal à moi, pour la première fois qu’il vient dans ce château visiter des parentes… car tu es sa parente aussi, cousine par alliance.

Et elle fit alors un mouvement convulsif et poussa un cri en disant :

— Ah ! mon Dieu ! que je souffre !

— Calmez-vous, chère tante.

— Je ne le puis. La contrariété que j’éprouve, en ce moment, réagit tellement sur tout le système nerveux…

— Je ferai ce que vous voudrez. Je lui dirai combien vous êtes souffrante ; je recevrai sa visite à votre place.

— Ah ! je vais mieux, murmura la comtesse en serrant avec reconnaissance la main de sa nièce. Vas-y donc ; voici l’heure où il doit arriver. Tiens-lui compagnie… et tu assisteras même à la collation qui lui est préparée…

— Croyez-vous que ce soit convenable, ma tante ?

— Ah ! fit la duchesse en tressaillant, je crains une nouvelle crise.

— J’obéis, ma tante, j’obéis !

La crise annoncée ne vint pas. La comtesse, essuyant avec un mouchoir la sueur qui coulait de son front et que l’exercice qu’elle venait de prendre ne justifiait que trop, la comtesse fit signe à sa nièce, en lui montrant la pendule, qu’il était l’heure de partir.

— Oui, oui, je m’en vais ; mais je crains de vous quitter.

— Je vais mieux… beaucoup mieux !… et si seulement on me laissait dormir tranquille… pendant une heure… je suis sûre que je serais guérie !…

Elle ferma les yeux. Carmen, marchant bien doucement sur la pointe du pied, sortit de l’appartement et descendit l’escalier.

Elle avait tellement hâte de se rendre au pavillon, que, malgré la petite pluie qui commençait à tomber, elle prit une allée du parc qui y conduisait directement.

Tout à coup elle vit venir une personne qui marchait vivement et se trouva en face d’elle.

C’était Aïxa.

— Toi, en ce lieu, à cette heure ! d’où viens-tu ?

— De la ferme.

— Et pourquoi ?

— Un billet que j’ai reçu de Fernand.

— De Fernand… pour toi… à la ferme ! comment cela ?

— Parce que son messager, son valet de chambre de confiance, qui avait ordre de me remettre ce billet à moi-même, ne m’ayant pas trouvée ici, est venu me rejoindre où j’étais.

— Que nous veut-il donc ?

— Tu vas le savoir.

Elles rentrèrent au château, montèrent dans la chambre de Carmen, et leur étonnement fut grand de ne rencontrer sur leur passage aucun domestique. Ils étaient tous absents.

La lettre de Fernand était ainsi conçue :

« Senora,

« Je viens de recevoir une mission fort honorable, sans doute ; mais l’ordre exprès de partir à l’instant même, et l’insistance que l’on met à ce départ, excitent en moi des soupçons que d’autres indices semblent confirmer. J’ai obéi ; tout le monde me croit sur la route de Lisbonne, mais je viens d’arriver à Valladolid, et il faut ce soir que je vous voie sans que la comtesse d’Altamira se doute de ma visite ; il y va du repos de Carmen, de son honneur et du mien. »

— Eh bien ! dit Carmen tremblante, qu’as-tu répondu à son message ?