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piquillo alliaga.

— Je viens d’apprendre, sire, que ce château appartenait à la comtesse d’Altamira.

— Je le savais déjà, dit le roi d’un air triomphant. Je viens de souper en tête-à-tête… c’est-à-dire non… j’ai soupé seul, mais je viens de passer une soirée délicieuse avec sa nièce.

— L’adorable Carmen !

— On la nomme Carmen ! s’écria vivement le roi.

— Oui, sire, et je la connais beaucoup.

— Tu la connais ! Eh bien ! n’est-il pas vrai qu’il n’y a rien au monde de plus frais, de plus gracieux, de plus séduisant ?

— En effet, Votre Majesté me paraît séduite…

— Ma foi, j’en conviens… Si tu savais que de finesse, que d’esprit, que de bonté… Elle m’a dit les choses les plus gracieuses… C’est-à-dire pas toujours… mais c’était sans le vouloir ! Elle croyait parler à son cousin… son cousin Augustin… Je te raconterai cela… C’est délicieux, l’incognito !

— Je vois, sire, ce que vous ne me dites pas… que Votre Majesté a été fort aimable…

— Mais oui !… Jamais du moins je ne me suis senti plus à mon aise… et puis tu ne sais pas… tu ne le croiras jamais…

— Quoi donc, sire ?

— Je l’ai embrassée.

— En vérité !

— Moi-même !… et ce baiser, vois-tu bien… Je crois le sentir encore… Il me brûle, il me fait chaud aux lèvres et au cœur ! Mon ami, mon cher duc… il faut que je la revoie encore, que je lui parle.

— Prenez garde, sire…

— Il n’y a qu’à toi que je puisse me confier ! toi qui puisses me procurer ce bonheur.

— C’est si difficile ! si l’on se doutait de quelque chose…

— On ne se doutera de rien.

— Votre Majesté me promet donc le plus profond silence avec le duc de Lerma, mon père, qui m’en voudrait…

— Je ne lui en parlerai pas…

— Avec Sandoval ou le père Cordova.

— À personne au monde, je te le jure. Toi seul es mon ami, mon véritable ami.

En effet, et comme cela arrive toujours en pareil cas, le roi ne pouvait plus quitter le duc d’Uzède, son confident, le seul avec lequel il lui fût permis de parler de sa passion ; car déjà c’en était une, et les obstacles devaient l’irriter encore.

L’absence du roi, qui s’était égaré à la chasse dans la forêt de Médina, fut pendant deux jours le sujet de toutes les conversations, puis on n’y pensa plus, et d’autres événements vinrent occuper la cour.

Dès le lendemain, la duchesse, qui était rétablie de son indisposition, se hâta d’interroger Carmen, et celle-ci raconta de son mieux les détails de la soirée qu’elle était censée avoir passée avec le seigneur don Augustin de Villa-Flor.

Vu le manque d’habitude, elle n’avait pu mentir aussi complétement sans se troubler et sans rougir un peu, ce qui parut à la comtesse d’un favorable augure.

— Tu l’as donc trouvé fort aimable ?

— Mais oui ! j’ai surtout admiré, dit Carmen en se rappelant le récit d’Aïxa, sa franchise, sa bonhomie et sa timidité.

— Il t’a embrassée cependant.

— Je n’ai pas cru devoir le refuser au seigneur don Augustin, notre cousin.

— Tu as bien fait… très-bien, certainement.

— Et lui… comment t’a-t-il trouvée ?

— Ah ! je n’en sais rien !

On annonça en ce moment la visite du duc d’Uzède. Carmen se retira, enchantée de ce bon hasard qui mettait un terme aux questions assez embarrassantes de sa tante.

Le confident du roi venait annoncer à la comtesse le merveilleux effet produit par la visite de la veille. Le roi était amoureux !

C’était tout ce que demandaient les conjurés.

Il fallait maintenant ménager avec art les retards et les refus, assez pour augmenter cet amour, pas assez cependant pour le décourager, et en attendant l’exploiter à leur profit et en tirer contre leurs ennemis tout le parti possible. Il fallait, surtout dans le commencement d’une pareille intrigue, éviter de donner des soupçons au duc de Lerma, jusqu’au jour où l’ascendant de la favorite serait assez assuré pour n’avoir rien à craindre.

Le roi demandait avec instance une seconde entrevue. Ce n’était pas possible. Il était nécessaire d’y préparer Carmen ; la comtesse s’en serait bien chargée ; mais une sortie du roi, une nouvelle absence, serait remarquée, surtout à Valladolid : un roi ne se perd pas tous les jours. Il fut donc décidé qu’on attendrait le retour à Madrid, et l’impatience du roi fit tellement hâter le départ, que, la semaine suivante, Sa Majesté se trouvait réinstallée dans sa capitale, et la comtesse d’Altamira dans son hôtel.

Les instances du roi recommencèrent auprès du duc d’Uzède, qui, selon lui, ne menait pas cette affaire assez vivement, et cependant le duc prétendait avoir déjà fait un pas immense, car il avait, disait-il, mis dans ses intérêts la tante de Carmen. Et le monarque, dans l’effusion de sa reconnaissance, cherchait les moyens de s’acquitter envers la comtesse, décidé à ne rien lui refuser de ce qu’elle demanderait.

Il était impossible de s’exécuter de meilleure grâce ; le roi, en échange, n’exigeait qu’une faveur, c’était de revoir Carmen avec sa tante, de loin, à la promenade ; il promettait, si on l’exigeait, de ne pas lui parler ; il ne voulait que la voir, mais il le voulait, et l’on ne pouvait le refuser.

Le conseil s’assembla à l’hôtel d’Altamira, et cette fois les révérends pères Jérôme et Escobar y assistaient.

Escobar et Jérôme étaient déjà au fait de la tournure favorable que prenait la conspiration, mais on avait besoin de leurs conseils et du secours de leurs lumières sur la marche à suivre.

Le roi demandait à voir Carmen, sans lui parler, sans même que celle-ci s’en doutât. Rien de plus innocent et de plus facile. Fallait-il y consentir ?

— C’est mon avis, dit le duc d’Uzède.

— Ce n’est pas le mien, répondit le père Jérôme.

— Je suis de l’opinion du révérend, dit Escobar.