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piquillo alliaga.

Quand on veut aller vite, il faut attendre ; moins nous avancerons, plus le roi viendra à nous.

— Il ne faut rien accorder qu’avec des garanties, ajouta Jérôme, c’est plus sûr. Le roi peut changer, les garanties restent.

— Eh bien ! dit la comtesse, que demanderons-nous ? nous n’avons qu’à choisir, Sa Majesté accepte d’avance.

— Si j’exigeais qu’on me nommât du conseil privé ! s’écria d’Uzède, je vous tiendrais au courant de toutes les délibérations.

— Si je réclamais la place de la duchesse de Candia, celle de la camariera mayor ? dit avec bonhomie la comtesse, je serais toujours là à la cour pour vous servir.

Le père Jérôme haussa les épaules de pitié, et répondit gravement :

— Dans une affaire aussi importante, aussi majeure, il ne faut pas songer aux intérêts particuliers ; ils trouveront plus tard leur place ; l’essentiel, c’est de voir les choses de haut, de penser à l’avenir, et si nous ne voulons pas voir nos espérances promptement renversées, de bâtir non sur le sable, mais sur le granit.

Escobar approuva de la tête.

— Quel est le point de la question ? Quels sont nos véritables ennemis ? continua le révérend père : ce sont les dominicains, c’est l’inquisition, car le duc de Lerma lui-même n’existe que par l’appui de son frère, le grand inquisiteur.

— Il faut donc élever et fortifier le seul ordre qui puisse tenir tête à l’inquisition, s’opposer à ses envahissements et défendre vos intérêts comme les siens. Cet ordre, c’est le nôtre, et il va être détruit si l’on place, comme le veut Sandoval, un moine qui lui est dévoué, à la tête de la communauté d’Alcala de Hénarès ; le péril est imminent.

— Il n’est que trop vrai, dit Escobar avec un soupir, c’en est fait de l’ordre, qui cependant vous eût prêté en tout temps son appui…

— C’en est fait de nous-mêmes ! qui serons obligés de quitter l’Espagne.

— Nous ne le souffrirons pas ! dit la comtesse.

— Que faut-il faire pour l’empêcher ? dit le duc d’Uzède.

— Demander au roi de nommer pour abbé, pour supérieur du couvent d’Alcala de Hénarès, un révérend père jésuite.

— Et lequel ? demanda le duc.

— Peu importe, répondit le père Jérôme d’un air détaché, pourvu qu’il ait de la foi et un zèle aveugle pour nos intérêts.

— Il me semble alors, dit Escobar d’un air paterne, que nul ne réunit à un plus haut degré que le révérend, toutes les qualités requises.

— C’est juste, répondit la comtesse ; et le duc fut de son avis.

— Je n’accepterais, s’écria le révérend, qu’à une condition, à une seule, sine qua non.

— Faites-nous-la connaître.

— C’est qu’on nommerait notre frère Escobar à la place de prieur du couvent et en même temps à celle de recteur de l’université de Hénarès, où il peut nous rendre les plus grands services.

— Comment cela ?

— Par son influence sur les fils des premières maisons de Madrid, qu’on envoie à Alcala.

— Je comprends bien, dit la comtesse ; mais dans l’esprit du roi quel rapport cela peut-il avoir avec Carmen ?

— Un très-grand, très-intime, répondit Escobar d’une voix douce et en baissant les yeux. On peut avoir besoin très-incessamment de diriger vers un but essentiellement monarchique les idées et la conscience de la senora Carmen, et alors quoi de plus avantageux pour Sa Majesté que de pouvoir compter sur le père Jérôme et le frère Escobar, l’un directeur, l’autre confesseur de votre nièce !

— Admirable de raisonnement ! s’écria la comtesse.

— Je crois seulement, dit Escobar avec modestie, que l’argument n’est point dépourvu de justesse.

Le duc d’Uzède ne manqua point de le faire valoir auprès du roi, en donnant à entendre qu’après cela il n’y aurait aucun obstacle à la promenade du lendemain.

— Escobar ! dit le roi en écrivant les noms qu’on lui dictait, n’est-ce pas ce moine que nous rencontrâmes dernièrement ?

— Je crois que oui, sire.

— Celui qui raisonne si habilement et tire des conséquences si imprévues… et si commodes !

— Oui, sire… vous lui avez promis votre royale protection.

— Et nous la lui devons, c’est un homme de talent ! et nous le nommerons, dites-vous…

— Prieur du couvent et recteur de l’université…

— C’est bien… il apprendra à raisonner à la jeunesse !

— Qui déraisonne si souvent, dit le duc en se mettant à rire.

Et le roi l’imita, comme si la plaisanterie eût été excellente ; le duc était en faveur !

Mais le lendemain la rumeur fut grande à l’hôtel du duc de Lerma et au palais de l’inquisition. Le roi, sans consulter personne, pas même son ministre, avait signé lui-même la nomination du père Jérôme comme abbé supérieur de la communauté d’Hénarès ; et un moine inconnu, nommé Escobar, avait été élevé à la dignité de prieur !

Le ministre se rendit chez le roi pour lui demander l’explication d’une pareille conduite.

— Est-ce que c’est important ? dit le roi d’un air très-calme.

— Oui, sire, à ce que prétend le grand inquisiteur.

— Tant pis ! dit le roi… Je m’ennuyais… Je n’avais rien à signer ; et puis je me rappelle maintenant, c’est pour vous ce que j’en ai fait.

— Pour moi, sire ?

— Oui, j’ai cru voir, au carême dernier, que vous aviez peu de plaisir à l’entendre prêcher.

— C’est vrai, je n’aime pas sa manière.

— En le nommant supérieur du couvent d’Hénarès… une place qui l’oblige à la résidence, il ne prêchera plus à la cour, vous en voilà délivré ; vous voyez que j’ai agi dans vos intérêts.

— Mais, sire, c’est une très-considérable et très-riche abbaye…

— Quand un roi donne, il doit donner… en roi.

— Si au moins Votre Majesté avait daigné me consulter…