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piquillo alliaga.

contré dans la foule avec la comtesse d’Altamira. Il la saluait et s’informait de ses nouvelles au moment où le roi arriva derrière elle.

À la vue du marquis, le monarque, troublé et rappelé à lui-même, enfonça plus que jamais son manteau sur ses yeux ; tout interdit et étonné de sa hardiesse, il recula quelques pas, et se sentit saisir rudement par le bras : c’était le duc d’Uzède, qui l’avait enfin rejoint et retrouvé, et qui jurait de ne plus le quitter.

Effrayé pour son propre compte de l’imprudence que le roi avait manqué de commettre, il l’aida à sortir de la foule, le reconduisit au palais, qui n’était qu’à deux pas, le laissa sur les premières marches de l’escalier dérobé qui menait au cabinet du roi, et sans écouter les réclamations ni les prières du monarque désolé, s’enfuit, craignant d’être rencontré lui-même par le duc de Lerma, son père.

Mais le roi, quoique abandonné de son timide et prudent compagnon, n’avait nulle envie de rentrer chez lui. Ce n’était plus le même homme. Il voulait à toutes forces voir encore Aïxa et lui parler, et à peine le duc se fut-il éloigné, que, redescendant les marches du petit escalier, il se trouva dans les jardins de Buen Retiro.

Les jours sont courts en automne. Le soleil venait de disparaître, le crépuscule arrivait, le roi n’en fut que plus rassuré. Mais craignant de ne plus rencontrer et reconnaître celle qu’il cherchait dans la foule de dames qui déjà quittaient la promenade, il n’hésita pas un instant, et se dirigea intrépidement vers l’hôtel d’Altamira.

Il était nuit quand le carrosse de la comtesse rentra.

La comtesse descendit d’abord, puis Carmen ; Aïxa, embarrassée dans sa mantille, resta dans la voiture quelques instants après elles. Elle s’apprêtait à les suivre et à monter le grand escalier de l’hôtel, quand un homme enveloppé d’un manteau lui prit la main. Elle allait crier ; il lui fit signe de se taire et ôta respectueusement son chapeau.

— Don Augustin ! dit-elle.

— Lui-même, senora.

— Que je croyais à Burgos.

— Revenu pour vous, pour vous servir.

Il lui glissa dans la main un petit papier, lui recommanda de nouveau le silence et disparut.

Aïxa, fort étonnée, monta à la chambre de Carmen, et lui raconta ce qui venait de lui arriver.

— Voyons, dit Carmen, voyons avant tout le billet.

— Le devons-nous ?…

— Sans doute !… d’abord il n’est pas cacheté. Elle l’ouvrit et lut ces mots :

« Ma cousine, Piquillo d’Alliaga n’est pas dans les prisons de l’inquisition, sans cela il serait déjà libre. Usez de moi et de mon crédit ; si je peux vous servir et vous prouver mon affection, le plus heureux des hommes sera

Votre cousin,
Augustin de Villa-Flor. »

— C’est singulier ! dit Carmen.

— Oui, singulier et original… comme lui ! répondit Aïxa. Mais il y a là une simplicité et une franchise qui me plaisent, sans compter qu’il m’a rendu, et bien promptement, le service que je lui demandais.

— Écoute-moi, dit Carmen en secouant la tête, j’ai une idée !

— Laquelle ?

— C’est que notre cousin Augustin est amoureux de toi.

— Allons donc ! il m’a à peine vue une soirée !

— Il n’en faut pas tant… un mot et un regard de toi ont bien du pouvoir.

— Y penses-tu ? dit Aïxa en riant. Voilà une phrase…

— Qui n’est pas de moi… elle est de don Fernand, et Fernand s’y connaît.

— Vous vous trompez tous deux, dit Aïxa en rougissant, car don Augustin est marié !

— C’est différent, dit Carmen naïvement, je n’y pensais plus.

Il fallait bien, à moins d’avouer toute la vérité à la comtesse, ne pas lui parler de cette lettre, qui d’ailleurs n’intéressait que Piquillo. C’est le parti que prit Aïxa.

Seulement, quand Juanita, la camariera de la reine, vint la voir, elle lui montra ce billet, et Juanita s’empressa d’écrire à Pedralvi, son ami : « Le pauvre Piquillo n’est point dans les prisons de l’inquisition, nous en sommes certaines. Où donc peut-il être ? Cherche bien, Pedralvi. »

Et Pedralvi, au reçu de cette lettre, se remit de nouveau en campagne.

Le roi cependant était rentré au palais sans danger, sans encombre, et enchanté de son audace ; mais depuis qu’il avait revu Aïxa, qu’il lui avait parlé, qu’il lui avait serré la main, rien n’égalait son impatience ; toute espèce de délai lui devenait insupportable.

Le roi, qui jusque-là n’avait jamais eu de volontés, en avait une maintenant ferme et inébranlable ; il voulait plaire à Aïxa, il voulait s’en faire aimer, il voulait enfin qu’elle fût à lui, et, avec l’égoïsme ordinaire de l’amour, tout le reste lui était indifférent.

Vainement le duc d’Uzède s’efforçait de lui démontrer que pour amener une jeune fille, telle que Carmen, à écouter les vœux mêmes d’un roi, il fallait du temps et des précautions infinies ; que Sa Majesté devait s’en rapporter au zèle et au dévouement de la comtesse d’Altamira et du pieux Escobar, qui déjà employaient à cette œuvre tous leurs soins et leur adresse.

À tout cela le roi ne répondait rien, mais sans se l’expliquer, sans s’en rendre compte à lui-même, il était froissé et mécontent de tous les soins qu’on se donnait pour lui.

Il se rappelait la délicieuse soirée qu’il croyait avoir passée près de Carmen ; il lui semblait que s’il lui était seulement permis de la voir, il finirait par se faire aimer lui-même et sans l’aide de ses conseillers. Il aurait voulu, par une idée romanesque toute naturelle, ne pas se faire connaître pour le roi, et continuer, comme don Augustin, l’intrigue si heureusement commencée sous ce nom. Mais c’était impossible.

Il sentait bien qu’il fallait que Carmen apprît tôt ou tard la vérité. Alors pourquoi ne pas se hâter ? pourquoi ne pas présenter tout simplement la jeune fille à la cour ? La voir, lui parler tous les jours, c’est tout