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piquillo alliaga.

ce qu’il voulait, tout ce qu’il demandait. Pour le reste, l’amour-propre ou l’amour lui faisait croire à la réussite, et pour mettre à exécution ce dessein, il n’attendit pas plus longtemps que le soir même.

La comtesse était venue au cercle de la reine. Il l’avait emmenée dans l’embrasure d’une croisée et lui parlait à voix basse et avec chaleur. La comtesse pendant ce temps voyait les yeux inquiets du duc de Lerma épier toutes les paroles du roi, comme s’il eût pu les saisir et les entendre du regard.

Le roi s’exprimait avec une telle passion, le moment semblait si favorable, si décisif, que la comtesse, ne prenant conseil que d’elle-même, résolut de brusquer les événements. Il y a des occasions où l’audace est prudence ; il lui semblait d’ailleurs doublement piquant, pour son orgueil blessé et pour sa vengeance de femme, de préparer la chute du duc de Lerma, son ennemi mortel, en sa présence, devant lui ; et pendant que le ministre, furieux et inquiet, la menaçait de loin :

— Oui, sire, répondit-elle à demi-voix, je comprends bien ! Rien ne serait plus facile que de présenter ma nièce Carmen à la cour de Votre Majesté ; à coup sûr, la fille de don Juan d’Aguilar, vice-roi de Pampelune, a des droits à cette faveur autant qu’aucune autre noble dame d’Espagne ; mais c’est justement à cause de son nom et de sa naissance, que je ne veux point l’exposer aux inimitiés et aux intrigues dont elle serait l’objet.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il y a ici, Votre Majesté ne l’ignore pas, un ennemi mortel à moi ! lequel deviendrait bientôt celui de ma nièce.

— Et qui donc, s’il vous plaît ?

— Que Votre Majesté veuille bien lever les yeux, elle le verra en face de nous, derrière le fauteuil de la reine, lançant sur moi et même sur Votre Majesté des regards où respirent la colère et la vengeance.

Le roi tourna les yeux dans la direction indiquée, et aperçut le duc de Lerma, qui rougit et pâlit tour à tour en voyant, à n’en pouvoir douter, qu’il était question de lui.

— Vous aviez raison, dit le roi, un peu inquiet et un peu effrayé lui-même de la frayeur de son ministre ; mais croyez bien que le duc m’est dévoué, qu’il m’aime, et que les objets de mon affection deviendraient bientôt pour lui…

— Des objets de jalousie et de haine ! Bientôt nous serions calomniées par lui près de Votre Majesté ; l’influence qu’il exerce nous serait fatale.

— Ne le croyez pas.

— Je le crois tellement que, pour rien au monde, je ne voudrais y exposer Carmen.

— Que dites-vous ?

— Qu’elle n’entrera dans ce palais que le jour où le duc n’y sera plus.

— Vous n’y pensez pas, madame la comtesse !

— Je vous jure, sire, que ce sera ainsi. Jusque-là, je vous demande en grâce qu’il ne soit question de rien entre nous et Votre Majesté.

— Silence ! dit le roi, car voici le duc qui vient à nous. Plus tard vous aurez ma réponse.

En effet, irrité, et impatienté d’une si longue conversation, dont il ne pouvait deviner le motif, car presque jamais le roi n’adressait la parole à la comtesse, le ministre, n’y pouvant plus tenir, s’avançait furieux et d’un air riant vers son souverain.

— Je vois Votre Majesté dans une discussion bien animée avec madame la comtesse.

Pâle et immobile, n’ayant ni assez de sang-froid pour cacher son trouble, ni assez d’habitude de la cour pour inventer à l’instant un mensonge agréable, le roi ne répondait rien, et se contentait de regarder les magnifiques rideaux de soie qui décoraient la croisée.

— Il m’a semblé, continua le ministre, que j’étais pour quelque chose dans la discussion… Est-ce une déclaration de guerre que nous faisait madame la comtesse ?

— Ah ! monsieur le duc, répondit celle-ci avec un calme admirable et le sourire sur les lèvres, voyez comme vous êtes injuste ! je pariais pour vous contre le roi !

— En vérité ! fit le ministre d’un air de doute.

— Sa Majesté prétendait, en regardant ces tentures, qu’elle regarde encore, que ce salon était la plus belle pièce du monde, et je soutenais, moi, en bravant pour vous, monsieur le duc, la colère de Sa Majesté, je pariais, Moi, que ce salon ne pouvait pas même entrer en comparaison avec le vestibule de votre château de Lerma.

— C’est vrai… c’est vrai ! dit vivement le roi, qui, pendant cette longue phrase, avait eu le temps de se remettre, et avait cessé de regarder les rideaux du salon ; c’est ce que me disait madame la comtesse.

— Et Votre Majesté pouvait le croire ?

— Pourquoi non, monsieur le duc ? dit le roi d’un air gracieux ; chacun assure que le château de Lerma est une des merveilles du monde.

— Est-ce dix-huit millions de réaux qu’il vous a coûtés ? demanda la comtesse.

— Est-il possible !

— Oui, sire, d’autres disent quinze seulement, mais à la cour on tend à tout déprécier, et je parierais, moi, pour dix-huit !

— Est-ce vrai ? demanda le roi étonné.

— Non, sire, loin de déprécier, on exagère. Je ne suis pas en état de déployer un pareil luxe. Un peu de goût, voilà tout ! et encore ai-je à peine le loisir de m’en occuper : les affaires me laissent si peu de temps !

— Justement ce que je disais, répliqua la comtesse en lançant au roi un regard significatif ; c’est vraiment bien dommage de ne pas habiter plus longtemps un si beau château.

Cette dernière phrase ne rassura pas le ministre ; au contraire, il connaissait l’audace de la comtesse, la faiblesse du roi, et sans savoir au juste quel danger le menaçait, il comprit qu’il y en avait un, et mit tout en œuvre dès ce moment pour le deviner et le déjouer.

Quand la reine disait au duc de Lerma : « Le roi vous subit parce que vous lui êtes nécessaire, mais il ne vous aime pas, il n’aime rien, » elle avait raison.

Mais il aimait alors, et c’est encore plus terrible. Le renvoi de son ministre qui, en toute autre occasion, l’aurait épouvanté, lui semblait alors tout naturel ;