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piquillo alliaga.

d’achever la lecture de la lettre, le comte de Lerma, votre beau-frère, a-t-il pris les dispositions nécessaires pour attaquer Pampelune, et pour y entrer de vive force ?

— Non, vraiment, répondit Lémos, avec quelque hésitation… cela devient inutile.

— Ah ! je comprends, dit d’Aguilar en riant, les rebelles se sont déjà soumis ; je vous le disais bien, avec un peu de fermeté… c’était immanquable ! cela ne pouvait durer !

— Oui… balbutia Lémos en rougissant, je crois qu’à présent tout est terminé.

— Ont-ils donné des otages ?

— Non pas…

— Au fait, ajouta d’Aguilar, on n’en a pas besoin, pourvu qu’ils demandent grâce… cela suffit. Ils ont donc imploré le pardon du roi ?

— Non, monsieur, dit Lémos, dans le plus grand embarras.

— Eh bien ! s’écria d’Aguilar avec impatience, qu’y a-t-il donc… et quelle nouvelle annonce-t-on à Votre Excellence ?

Pour toute réponse, le gouverneur de Pampelune tendit à d’Aguilar la lettre qu’il venait de recevoir, et dont voici le sens :

« Le roi avait appris avec peine les légers désordres dont son arrivée avait été l’occasion, et après en avoir délibéré en son conseil et pris l’avis de ses ministres ; vu les priviléges accordés aux fidèles habitants de la Navarre par tous les rois ses prédécesseurs, Sa Majesté déclarait que sa volonté et son bon plaisir étaient de n’avoir à son entrée solennelle d’autre escorte que les bourgeois de Pampelune ; de plus, Sa Majesté daignait leur octroyer, pendant son séjour dans leur ville, l’honneur de garder seuls sa personne et son palais. »

Cette ordonnance ne portait d’autre signature que celle-ci : « Pour le roi, notre seigneur et maitre, le comte de Lerma, premier ministre. »

Il était évident, vu la promptitude avec laquelle cette décision venait d’être prise, qu’elle l’avait été, à l’instant, par le favori. Il était douteux que le roi eût été consulté. Plusieurs mémoires du temps portent qu’il n’en eut connaissance que le lendemain.

Pâle et frémissant d’indignation, don Juan d’Aguilar lut deux fois cet écrit qui allait montrer aux yeux de tous à quel degré de faiblesse et d’avilissement était déjà tombée la royauté. Sans proférer une parole, il remit l’ordonnance au gouverneur, qui, empressé de la faire exécuter, se hâta de quitter le toit hospitalier où il avait trouvé refuge et protection.

Le vieux gentilhomme, resté seul avec son neveu, le regarda quelque temps en silence.

— Eh bien ! que t’avais-je dit ? Avais-je tort de trembler pour l’Espagne et pour mon roi !

Craignant de laisser voir toute son émotion, il se précipita dans l’appartement de Carmen, sa fille. L’enfant, tout effrayée, lui tendit les bras.

— Je t’attendais, lui dit-elle ; je ne te voyais pas revenir, et ne voulais pas m’endormir avant ton retour, mon père !

— Tu avais peur !

— Oui, de ne pas t’embrasser !

D’Aguilar pressa contre son cœur sa fille bien-aimée. Le père fit oublier un instant à l’homme d’État ses sombres prévisions, la révolte, les fueros et même le comte de Lerma, son ennemi ; puis, déposant un dernier baiser sur le front de Carmen qui s’endormait, il se rendit au palais du gouverneur pour y attendre l’arrivée du roi.


III.

les suites d’un triomphe.

La nouvelle de ces événements se répandit en un instant dans tous les quartiers de la ville. Les bourgeois de Pampelune, ceux mêmes qui étaient restés chez eux pendant l’action, se promenaient dans les rues avec un air de triomphe et de satisfaction !

Chacun était dans l’enchantement ; les lieux publics et les cafés regorgeaient de monde, et l’hôtel du Soleil-d’Or ne pouvait suffire à contenir les nombreuses pratiques qui arrivaient l’estomac à jeun ; c’était l’heure du dîner, et rien ne donne de l’appétit comme une victoire. Pérès Ginès de Hila, qui n’était plus le même homme, avait changé son large feutre noir, son ton menaçant et ses airs séditieux, contre un bonnet blanc, une mine affable et un sourire engageant. Le conspirateur avait fait place à l’hôtelier ; il était de l’opinion de tout le monde, ne repoussait personne, entassait vingt ou trente convives dans des salles de dix couverts, excitait le zèle de ses cuisiniers et de ses garçons : il avait même, en faveur de la circonstance, sursis généreusement à la punition de Juanita dont il avait besoin en ce moment.

Déjà il calculait l’impôt à prélever sur une telle masse de consommateurs ; il s’était même établi au comptoir pour surveiller avec l’œil du maître la recette présumée, et empêcher qu’aucune fraude ne se glissât dans la perception : tout à coup le brave corrégidor Josué Calzado de las Talbas parut dans le vestibule ; il était suivi d’une douzaine de bourgeois qui, portant le baudrier et la hallebarde, s’efforçaient de marcher dans un alignement quelconque, et d’obtenir cette précision si rare à rencontrer, même par hasard, dans toute espèce de garde civique.

— Honneur aux vainqueurs ! s’écria l’hôtelier.

— Honneur à vous ! répondit le corrégidor, à vous qui, le premier, avez réclamé en faveur de nos fueros ! Oui, seigneurs cavaliers, poursuivit-il en s’adressant aux convives, sans lui, nos libertés sommeillaient, personne n’y pensait ; le roi serait entré tranquillement dans sa ville de Pampelune, escorté de deux régiments de cavalerie castillane et aux acclamations générales, si ce digne hôtelier ne nous avait rappelé à tous qu’à nous seuls appartenait le droit d’escorter et de garder notre monarque.

Tous les convives se levèrent, et burent à la santé de Ginès Pérès de Hila, qui ôta son bonnet de coton et s’inclina sur son comptoir.