Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
piquillo alliaga.

— Aussi, continua le corrégidor, nous lui devions une récompense, et ses concitoyens s’empressent de lui offrir le grade de sergent dans nos hallebardiers ; nous venons le chercher pour les commander.

— Moi, dit l’hôtelier en pâlissant.

— Vous-même, et il n’y a pas de temps à perdre !

— Mais c’est qu’en ce moment ma présence est nécessaire ici, dans ma maison.

— Elle l’est bien plus dans nos rangs.

— Mais les intérêts de mon commerce…

— Mais ceux de Pampelune !… Un patriote tel que vous !

— Certainement… Mais si tout autre pouvait me remplacer…

— Céder à un autre l’honneur d’exercer vos droits… ces droits que vous avez réclamés avec tant d’éloquence.

— Je le sais bien ! s’écria l’hôtelier en maudissant son éloquence et peut-être les fueros ! je voulais dire que je ne demanderais pas mieux, ou plutôt que je serais flatté de commander à mes concitoyens et de marcher à leur tête ; mais je n’étais point préparé à un tel honneur, et je vous demande quelques jours pour songer à mon équipement.

— Nous vous l’apportons ! le voici !

On présenta à l’hôtelier consterné un large baudrier galonné et une hallebarde ornée d’une frange en argent. En vain le nouveau sergent essaya-t-il de balbutier encore quelques excuses ; on l’eut bientôt, sans qu’il osât s’en défendre, arraché de son comptoir et affublé des insignes de son nouveau grade.

— Partons ! partons ! s’écrièrent les hallebardiers.

Et jamais Ginès Pérès n’eût désiré plus vivement rester en ses foyers ; car, en ce moment, les pratiques affluaient au comptoir pour payer, et le majordome du Soleil-d’Or, le seigneur Coëllo, adroit Asturien, dont la moralité n’avait jamais passé en proverbe, criait à son maître :

— Partez, partez, seigneur sergent, je me charge de tout !

C’était justement ce que craignait le malheureux hôtelier.

— Je reviens à l’instant !… je reviens ! s’écria-t-il.

— Non, répondit le corrégidor, votre consigne est de parcourir ce quartier, et maintenant que la tranquillité est établie, de vous opposer à tout ce qui pourrait la troubler, d’interdire toute espèce de cris et de manifestations généralement quelconques, n’importe dans quel sens, enfin de mettre sous bonne garde tout contrevenant.

— Très-bien ! dit l’hôtelier qui avait hâte d’en finir ; après cela, je reviendrai.

— Non vous irez avec votre compagnie vous placer en ligne à la Taconnera pour présenter la hallebarde au passage de Sa Majesté.

— Moi !… s’écria Ginès qui se modérait à peine.

— C’est à vous seul qu’appartient cet honneur… de là vous escorterez notre seigneur et maître le roi jusqu’en son palais… où vous avez le droit de monter la garde toute la nuit.

— Moi ! répéta l’hôtelier avec désespoir.

— C’est un de nos priviléges, et nul ne peut nous les ravir, vous l’avez dit ; partez maintenant, je ne vous retiens plus.

— Partons ! s’écrièrent les soldats, fiers d’avoir à leur tête un pareil chef ; et le désolé sergent, maudissant des dignités qui lui coûtaient si cher, s’éloigna pour veiller à la sûreté des maisons de Pampelune, jetant un regard de regret et d’effroi sur la sienne qu’il laissait livrée au pillage.

Cependant, fidèle aux instructions qu’il avait reçues, et tenant, en honnête garçon, à gagner la récompense qui lui avait été promise, Piquillo s’était élancé, comme nous l’avons vu plus haut dans les différentes rues qui s’offraient à ses regards et qui alors étaient presque désertes. Vivent les fueros ! criait-il en conscience et de toute la force de ses poumons ; vivent les fueros !… Personne ne lui disait le contraire ! les uns n’osant se prononcer encore, les autres ayant une opinion opposée, et le plus grand nombre n’en ayant aucune. Seulement, deux ou trois petits garçons qui étaient pour le moment sans occupation et qui erraient dans la rue en amateurs, population facile à entraîner et qui suit volontiers le premier tambour ou le premier spectacle qui passe, deux ou trois petits garçons s’étaient joints à lui et étaient venus en aide à son gosier déjà fatigué. Leur cortége s’était bientôt grossi de tous les enfants qui se trouvaient sur leur route, et le jeune général continuait sa marche, sans que rien ne l’arrêtât, criant toujours : Vivent les fueros ! lorsqu’au détour d’une rue, déboucha un autre corps d’armée à peu près de la même force et du même âge, mais non pas de la même opinion ; ceux-ci criaient résolument et à tue-tête : À bas les fueros ! Entre des partis si différents, le combat paraissait inévitable ; mais à la grande surprise des combattants, on vit tout à coup les deux généraux s’arrêter, se tendre la main et s’embrasser.

— C’est toi, Piquillo !

— Toi, Pedralvi !

— Que fais-tu là ?

— Je crie.

— Et moi aussi !… des gens qu’on disait appartenir au comte de Lémos distribuaient de l’argent pour crier : À bas les fueros ! J’ai touché pour ma part trois réaux, et je crie pour cette somme-là…

— Moi, dit Piquillo, d’un air modeste, on m’a seulement promis un réal !

— Il y a bien plus d’avantage avec l’autre ! s’écrièrent les soldats de Piquillo en passant sous les drapeaux opposés.

Et les deux armées combinées n’en firent plus qu’une, qui continua sa marche séditieuse aux cris mille fois répétés de : À bas les fueros !

Rien jusque-là ne leur avait fait concurrence dans leur jour promenade, et ils pouvaient se croire le monopole exclusif des rues de Pampelune ; mais tout à coup s’offrirent à eux de véritables soldats, avec un véritable sergent et de véritables hallebardes !

C’était, on l’a déjà deviné, le corps commandé par Ginès Pérès de Hila, qui s’avançait intrépidement sur eux et sans se laisser intimider par le nombre.

Les coalisés s’arrêtèrent, et les deux chefs tinrent conseil.