Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
155
piquillo alliaga.

tué en Irlande, et élevée par les soins de feu don Juan d’Aguilar ; c’est d’elle que le roi est épris.

— Ce n’est pas possible ! s’écria d’Uzède stupéfait, qui croyait tout savoir, et qui, pas plus que la comtesse, ne se doutait de la vérité. Comment cela serait-il arrivé ?

— Je l’ignore encore. Voilà tout ce que mes espions m’ont appris depuis hier. Pour le reste, tâchez de le savoir, vous qui avez accès dans la maison de la comtesse ; car les mêmes espions m’ont appris, mon fils, que vous étiez au mieux avec elle.

— Quoi ! Monseigneur… vous pourriez croire…

— Se seraient-ils trompés ? tant pis !… La comtesse, que je déteste, mais que vous pouvez aimer, est encore fort bien… et si vous ne lui avez pas fait la cour, tâchez de la lui faire, sinon pour vous, au moins pour moi. Cela peut être utile.

— Oui, mon père… je tâcherai… j’obéirai.

Le duc lui prit la main en signe de remercîment et continua :

— Tâchez surtout de savoir quelle est cette jeune fille, cette Aïxa, ses principes, son caractère. Est-ce par la fortune, par l’ambition, par la vanité qu’on pourrait la séduire ?

— Quoi ! mon père, vous voudriez…

— Achever glorieusement ce que la comtesse avait entrepris et n’a pu mener à bien.

— Vous !… est-il possible ?

— Pourquoi pas ? dit le ministre en souriant d’un air de mépris ; un tel obstacle doit-il arrêter un instant un homme d’État ? Si le roi, comme je le présume, est sérieusement amoureux, il sera beaucoup plus facile et plus prompt de céder à cet amour que de le combattre. Ce sera fini plus tôt d’abord, et dans quelques jours il n’en sera plus question.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Allez prendre les informations que je vous demande, et venez me retrouver chez le roi, où personne ne peut entrer que moi… et vous, mon fils. Je vais en donner l’ordre.

Le duc d’Uzède consterné se rendit chez la comtesse, et le ministre chez son souverain.

Il le trouva pâle et souffrant. Il avait passé une mauvaise nuit, il avait eu la fièvre ; mais elle était tombée, et il ne restait au roi qu’un extrême abattement.

Il était redevenu lui-même, c’est-à-dire incapable de prendre aucune résolution. Sa faiblesse l’empêchait, dans ce moment, de lier deux idées ensemble, et il ne pouvait rien s’expliquer des événements de la veille.

Le duc s’arrêta près du lit de son maître, le regarda avec intérêt, avec douleur ; une larme même, une larme ministérielle roula dans ses yeux et vint tomber sur le royal couvre-pied.

Le roi, effrayé, se crut très-malade.

— Est-ce qu’il y a du danger ? s’écria-t-il.

— Oui, mon maître, oui, mon auguste maître, si vous cessez d’avoir confiance en votre fidèle serviteur, ou plutôt en votre meilleur ami. Que vous ai-je fait, mon roi, pour que vous vouliez ainsi me cacher vos peines, quand mon devoir est de les partager ?

— Que dis-tu ? dit le roi étonné en se levant sur son séant.

— Que je suis profondément affligé et malheureux d’avoir appris autrement que par Votre Majesté les tourments qu’elle endure.

— Quoi ! tu les connais !

— Oui, oui, mon roi… et je viens les soulager.

— Serait-il possible ! tu ne les désapprouves pas !… tu ne me blâmes pas !…

— Moi, vous blâmer, sire ! N’est-il pas des sentiments dont on n’est pas le maître ? dont on ne peut se défendre ? M’appartiendrait-il de blâmer une affection exclusive et sans borne, moi qui n’ai jamais pu cesser de l’éprouver pour Votre Majesté, moi qui, dans ce moment encore, suis prêt à me dévouer pour elle… malgré son ingratitude !

— Ah ! s’écria le roi attendri, tu dis vrai… j’étais un ingrat… j’aurais dû te confier tout… mais comment le faire en ce moment, où je ne comprends plus rien à ce qui m’arrive ?

— Je viens vous l’expliquer, sire… et y porter remède.

— Mon ami, mon sauveur ! s’écria le roi… quoi ! tu viendrais toi-même… tu consentirais…

— À tout au monde plutôt que de voir souffrir Votre Majesté ; n’est-ce pas le premier et le plus sacré de mes devoirs ? Voyons, sire, ajouta-t-il d’un ton paternel, voyons, qu’y a-t-il ?

Le roi, qui, depuis longtemps s’était attendu à des remontrances et à des reproches, et qui, pour cette seule raison, s’était caché de son ministre ou plutôt de son précepteur, le roi se sentit délivré de toutes ses craintes. Sa confiance était gagnée… et, comme tous les amoureux qui ont le bonheur d’avoir des peines, il ne put résister au plaisir de les raconter.

— Imaginez-vous, mon cher duc, dit étourdiment le roi à son ministre, que c’était le jour où je me suis égaré à la chasse avec le duc d’Uzède, votre fils.

— Comment ! s’écria le duc en fronçant le sourcil, Uzède ne m’en avait rien dit.

Un instinct de délicatesse et de convenance fit comprendre au roi qu’il allait compromettre près de son père son ancien confident, qui s’était exposé pour le servir ; et par un sentiment de générosité ou de prévoyance, car le duc pouvait encore lui être utile, il s’écria :

— Uzède n’en savait rien. J’étais entré seul dans un pavillon pour me mettre à couvert de la pluie, et lui, pendant ce temps, allait à la découverte pour reconnaître où nous étions et demander notre chemin.

À cette restriction près et en taisant la part que le duc d’Uzède avait prise à cette intrigue, le roi raconta à son ministre à peu près tout ce qui s’était passé entre lui et une jeune fille inconnue, et comment cette jeune fille l’avait cru don Augustin, tandis que lui-même la croyait la nièce de la comtesse.

Il lui avoua que depuis ce moment il n’avait cessé de penser à elle et de l’aimer. Puis, passant légèrement à côté de la vérité, il expliqua comment il avait supplié la comtesse de la présenter à la cour, et comment celle-ci, persuadée qu’il s’agissait de Carmen d’Aguilar, sa nièce, s’était empressée d’arriver la veille au bal, sur une lettre de lui, le roi !

— Ah ! Votre Majesté avait écrit elle-même à la comtesse ? dit le duc d’un air indifférent.