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piquillo alliaga.

comte. — Bonsoir, monsieur l’ambassadeur ; — et autres phrases toutes faites à l’usage des princes qui reçoivent.

Mais une demi-heure après, la figure du roi n’était plus la même ; on lisait sur ses traits de l’impatience et de l’inquiétude.

Il ne parlait plus, mais il regardait d’un air soucieux ; il parcourait tous les salons, et s’arrêtait de préférence dans le premier, dans celui par lequel on arrivait, et à chaque instant ses yeux se tournaient vers l’horloge de la grande salle. Hélas ! ce qu’éprouvait le roi se manifestait chez lui par les mêmes symptômes que chez le dernier de ses sujets. Il aimait et il attendait.

Le ministre s’était rapproché de lui et ne le quittait point du regard. S’appuyant sur le bras du duc d’Uzède, son fils, il disait à celui-ci à voix basse et en souriant : « Voyez-vous le roi ? son trouble et son inquiétude commencent déjà et bientôt ne feront qu’augmenter ; car il attendra toute la nuit et ne verra rien venir…

— C’est curieux ! répondit Uzède en essayant de sourire.

— C’est délicieux ! répliqua le ministre dans toute la joie de son cœur.

Tout à coup il tressaillit et crut avoir mal entendu ; la voix stridente d’un huissier du palais venait de proférer à haute voix ces paroles :

— Madame la comtesse d’Altamira et la senora Carmen d’Aguilar !

La foudre tombant sur le duc de Lerma n’aurait pas produit un effet plus terrible.

Le pauvre ministre, atterré, anéanti, ne pouvant rien comprendre à un coup de théâtre aussi imprévu, aussi fatal, sentit toute sa présence d’esprit l’abandonner ; il chancela, et, s’appuyant dans sa détresse sur le bras qui aurait dû le soutenir et qui venait de le renverser, il murmura à demi-voix ces mots : Tout est perdu, mon fils !

Les paroles foudroyantes de l’huissier avaient produit un effet tout contraire sur le roi ; quoiqu’il fût alors dans le salon voisin, son oreille attentive n’en avait pas perdu une syllabe. Un éclair de plaisir brilla dans ses yeux assombris, il sentit son cœur oppressé se dilater et bondir de joie ; et, le sourire sur les lèvres, il se dirigea vers le premier salon pour faire une gracieuse et royale réception aux deux nobles dames qu’on venait d’annoncer.

La foule qui s’était ouverte à l’entrée de la comtesse et de sa nièce, celle qui venait de s’ouvrir pour le passage du roi, le murmure flatteur qu’avaient excité la beauté et la parure éblouissante de Carmen, tout avait détourné l’attention ; personne, excepté le duc d’Uzède, n’avait pu voir le trouble du ministre, et le roi, quoique frémissant de plaisir, s’avançait d’un pas ferme vers la comtesse et sa nièce.

Elles venaient de s’incliner et de saluer le souverain par leur plus belle et leur plus respectueuse révérence ; mais, à la grande surprise de la comtesse, au moment où le roi présentait la main à Carmen, au moment où ses yeux rencontraient ceux de la jeune fille, il changea de couleur et se trouva mal, en murmurant à peine ces mots :

— Ce n’est pas elle !

Ils ne furent entendus que de la comtesse, du duc d’Uzède et du duc de Lerma, qui s’étaient déjà précipités autour du monarque ; et le ministre, retrouvant tout son sang-froid, s’écria à voix haute :

— La chaleur… Messieurs… la chaleur a sans doute incommodé Sa Majesté. Ouvrez des fenêtres… ou plutôt sortons le roi de cette pièce. Ce ne sera rien, madame, dit-il à la reine, qui s’avançait effrayée. Que Votre Majesté se rassure : je vais suivre le roi et ne le quitterai pas.

Puis se penchant vers le duc d’Uzède, il lui dit à voix basse :

— Rien n’est perdu, mon fils !

Il sortit joyeux et triomphant.

D’Uzède n’y comprenait rien ; la comtesse était anéantie, et Carmen, regardant tranquillement autour d’elle, admirait les danses qui venaient de recommencer.


XXXV.

changement de front.

Fidèle à la promesse qu’il venait de faire à la reine, le duc de Lerma, dans son zèle intéressé, ne quitta point le roi.

Il s’installa près de son lit, pendant que les gens de service remplissaient la chambre ; mais, fidèles à l’étiquette, ceux-ci se tenaient tous à distance, et personne n’eût osé porter de secours au roi avant qu’on eût prévenu le premier médecin de la cour, le seigneur Enrique Galiano, qui était dans un des derniers salons, occupé à regarder danser sa femme.

Avant qu’il n’arrivât, le duc se pencha vers le roi, qui proférait à demi-voix quelques paroles entrecoupées et inintelligibles pour tout autre :

— Oui, oui… la promenade de Buen-Retiro… Non, à l’hôtel d’Altamira. Courez, Vous la trouverez… Je l’ai vue… Je lui ai parlé… Qu’elle vienne, je le veux ! Moi, moi, moi le roi !

Le seigneur Enrique Galiano arriva dans ce moment.

Il lui fut facile de faire revenir le roi qui, un instant plus tard, serait revenu de lui-même. Il défendit à Sa Majesté de rentrer dans la salle du bal, et lui prescrivit de se coucher à l’instant, vu que le pouls royal annonçait un mouvement fébrile assez prononcé.

De plus, après en avoir conféré avec le ministre, à qui il devait sa place, le docteur défendit que personne du dehors, personne de la cour ne pénétrât dans la chambre du roi, excepté, bien entendu, le ministre, qui avait toujours à parler à Sa Majesté pour les affaires du royaume.

Le duc de Lerma en avait assez entendu pour savoir aisément le reste.

Aussi, dès le lendemain de bon matin, il était chez le duc d’Uzède, son fils, qui tressaillit à son entrée, mais qui se rassura en voyant sa figure radieuse.

— Je sais tout, lui dit-il ; il y a dans la maison de la comtesse une jeune fille, compagne de sa nièce et nommée Aïxa. Une jeune orpheline, fille d’un officier