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piquillo alliaga.

Celles-ci se hâtèrent de rentrer dans le salon. Aïxa, pâle, les traits décomposés, les yeux baissés et dans une immobilité, dans une stupeur effrayantes, ne les entendit seulement pas entrer.

— Aïxa, ma sœur, s’écria Carmen, qu’as-tu donc ?

— Laisse-moi, laisse-moi, je te prie !

— Apprends-moi ce qu’il t’a dit.

— Je ne le puis, ma sœur ; je ne le puis.

Et cherchant à bannir les idées sinistres qui l’occupaient, elle se leva, passa une main sur son front, porta l’autre à son cœur, et, comme si elle y eût puisé de la force et du courage, elle dit d’une voix ferme :

— Allons, il le faut ! je le dois ! j’épouserai M. le duc de Santarem !


XXXVI.

l’œuvre de la rédemption.

Nous avons laissé Piquillo dans la voiture de suite de l’archevêque de Valence, avec le majordome et les deux aumôniers de monseigneur.

Le majordome ne disait rien ; les deux aumôniers dormaient, et le fils de Giralda pensait avec quelque inquiétude à sa situation.

À coup sûr, il ne céderait pas à ce qu’on semblait vouloir exiger de lui ; il ne consentirait pas à cette conversion et à ce baptême forcés. Il l’avait promis à Aïxa, et ce n’était pas au moment où d’Albérique venait de le reconnaître pour son fils, où Yézid le nommait son frère, qu’il voudrait renier la religion de tous les siens, et embrasser la croyance de leurs ennemis.

Il se doutait bien qu’on l’enverrait, comme le barbier Gongarello et sa nièce Juanita, dans les prisons de l’inquisition ; mais il comptait sur ses amis ; il se disait d’avance, que Pedralvi, resté libre, n’était pas homme à l’abandonner ; qu’il verrait Juanita à Madrid ou qu’il lui écrirait ; que Juanita préviendrait Aïxa, don Fernand d’Albayda, peut-être même la reine, et que, grâce à tant de protections, sa captivité ne serait que momentanée.

Il ne fallait donc que de la patience et du courage, et Alliaga n’en manquait point.

Il avait déjà calculé, par la direction que suivait la voiture, que l’archevêque n’allait point à Tolède : il en venait. Il était donc probable qu’il se rendait à Valence.

Le jour commençait à paraître, et par les glaces de la portière Piquillo s’aperçut qu’on avait quitté la grande route, et qu’on était entré dans un chemin de traverse. Les voitures n’allaient plus qu’au pas, et bientôt s’arrêtèrent. On était presque à l’extrémité des monts de Tolède, cette chaîne de montagnes qui commence aux frontières du Portugal, traverse l’Estramadure et une partie de la Nouvelle-Castille, s’abaisse entre Madrilejos et Alcazas de Saint-Jean, et remonte vers la sierra de l’Albarracin. On était arrivé à un endroit où les voitures ne pouvaient plus marcher.

Monseigneur l’archevêque descendit, et appuyé sur les bras de son grand vicaire, gravit un petit sentier extrêmement rapide, qui s’élevait entre des rochers. On avait fait aussi descendre Piquillo, et trois hommes de l’escorte qui avaient mis pied à terre montèrent avec lui sur les traces de monseigneur.

Tous trois étaient armés d’escopettes, prêts à faire feu sur le prisonnier, s’il tentait de s’échapper, et l’idée ne pouvait pas lui en venir, car à droite et à gauche de l’étroit sentier taillé dans le roc, l’œil n’apercevait que d’horribles précipices, les uns à pic, les autres rendus impraticables par l’eau des torrents qui s’y précipitaient. On monta ainsi pendant une heure.

De temps en temps on s’arrêtait. Le prélat reprenait haleine, essuyait la sueur qui coulait de son front, et quand le grand vicaire s’inquiétait de sa fatigue, il répondait :

— C’est pour la foi !

On aperçut le clocher d’une petite église qui dominait la montagne, et l’on arriva enfin à une espèce de plate-forme où l’on découvrit le portail d’une église et d’un presbytère, et à quelques centaines de pas plus loin, un édifice assez imposant.

C’était un château fortifié, construit autrefois par les Maures. Ses murailles tombées en ruines, mais en grande partie réparées, offraient encore plusieurs hautes tourelles bien solides et garnies de bons barreaux de fer.

Cet endroit s’appelait Aïgador, du nom d’une rivière qui prend sa source dans ces montagnes. Cette église sans paroissiens, et même sans village, car on ne pouvait donner ce nom à une douzaine de cabanes, en bois disséminées sur les rochers, cette église était desservie par un curé qui s’empressa de venir au-devant de monseigneur, et de le faire entrer dans le presbytère.

— Eh bien ! Romero, lui dit l’archevêque en s’approchant d’un bon feu qui pétillait dans la cheminée, comment va l’œuvre de la Rédemption ?

— À merveille, monseigneur, l’année sera bonne. L’œil du prélat rayonna de joie.

— Combien de conversions et de néophytes ?

— Huit, monseigneur.

— C’est deux de plus que le mois dernier.

— Aussi, nous y déployons un zèle ! je suis exténué à force de prêcher, et ce pauvre Acalpuco, qui me seconde de son mieux, est sur les dents.

— C’est pour, la foi ! dit le prélat en levant les yeux au ciel ; puis tirant une bourse de sa poche : Tu avais trente pistoles, tu en toucheras dorénavant soixante par an, et cette petite cure au milieu des montagnes vaudra les meilleures de la vallée.

— Grâce à vous, monseigneur.

— C’est bien. Continue à être zélé et surtout discret. Il faut cacher le bien que l’on peut faire. C’est dans un autre monde que nous attend la récompense.

— Mais il n’est pas défendu, dit le curé en serrant la bourse, de recevoir quelques à-compte en celui-ci.

— Combien nous reste-t-il d’âmes à racheter de la damnation éternelle ?

— Cinq, monseigneur… des âmes obstinées qui appartiennent toutes à des juifs ; aures habent et non audiunt ! Voilà trente jours consécutifs que je les exhorte en vain !