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piquillo alliaga.

— Ah ! ils ne sont ici que depuis ce temps ?

— Oui, monseigneur. C’est le premier mois ; je compte sur le second.

— Et moi aussi. En attendant, dit le prélat avec satisfaction, voici une nouvelle œuvre de rédemption qui réclame tes soins…… encore un hérétique que je t’amène… un Maure !

— Tant mieux. Cela me changera un peu.

— Il faudrait que tout fût terminé pour Pâques prochain, c’est important, c’est le grand jour ! Sais-tu bien, Romero, qu’en y comprenant ces derniers… cela ferait soixante ?

— Dieu aidant, cela sera, monseigneur !

— Bien ! Fais avertir Acalpuco. Je rejoins ma voiture et mes gens, que j’ai laissés au bas de la montagne.

— Monseigneur va à Madrid ?

— Non, je retourne à Valence ; mais dans deux mois je reviendrai moi-même, entends-tu ? moi-même, savoir ce qu’aura produit la parole de Dieu semée par toi.

— Dieu bénira la moisson, monseigneur… elle sera abondante.

— Je vois, Romero, qu’elle l’est déjà.

— Et quand monseigneur enverra-t-il prendre la récolte ? Il serait temps de la rentrer.

— Nous rentrerons tout à la fois… dans deux mois. J’enverrai un détachement du saint-office ou de la Sainte-Hermandad, qui m’amènera le tout à Valence sous bonne garde.

— Je comprends, monseigneur. Voici Acalpuco.

— Bien ; remets-lui le nouveau catéchumène, et que Dieu fasse fructifier vos soins à tous deux. Pour s’expliquer la conversation précédente, il faut savoir que l’archevêque de Valence, Ribeira, jouissait dans toute l’Espagne d’une réputation de piété prodigieuse.


Il y avait tel village où on le regardait comme un saint, et le valet de chambre du prélat se faisait un revenu considérable, rien qu’en vendant par parcelles les soutanes et les habits de son maître, destinés un jour à faire des reliques, genre de spéculation que l’on entend très-bien en Espagne.

Quand le prélat passait dans les rues de Valence, on s’agenouillait pour lui demander sa bénédiction, et les bulles du pape étaient moins respectées que le moindre mandement du saint archevêque.

Cette haute estime et cette immense réputation, qui avaient retenti jusqu’à Madrid et dans toutes les Espagnes, provenaient des nombreuses conversions faites depuis longtemps par Ribeira. Il en opérait plus à lui seul que le saint-office et tous les autres primats du royaume.

Tous les ans, aux fêtes de Pâques, la cathédrale de Valence offrait un spectacle auquel on venait assister de toutes les provinces environnantes.

Une longue file de nouveaux convertis, juifs, Arabes, protestants, calvinistes, enfin hérétiques de toutes les couleurs et de toutes les croyances, formaient, en habits blancs et un cierge à la main, une immense procession qui traversait la ville, et venait communier entre les mains du prélat. C’était lui qui avait ouvert leurs yeux à la lumière ; c’était lui qui les avait arrachés à la damnation éternelle il n’y avait pas assez d’éloges pour une foi si vive, si ardente, si durable ! chacun criait hosanna, et chaque année la cérémonie Se terminait par un Te Deum qui célébrait les pieuses victoires du prélat.

Mais, à défaut d’autres péchés, l’orgueil s’était glissé dans le cœur du saint archevêque, et le trouvant vacant, il l’avait occupé en entier. Ribeira, placé à ce haut rang dans l’administration publique, ne voulait point en descendre ni rester au-dessous de lui-même. Or, chaque année, sa tâche devenait plus difficile ; il éprouvait le sort de tous les conquérants : à force de vaincre, il n’y avait plus de victoires à remporter. Le peu de conquêtes qui restaient à faire lui étaient vivement disputées par les évêques et archevêques ses rivaux et surtout par l’ordre des Jésuites.

Le père Jérôme et Escobar, ayant compris l’influence qu’on exerçait par là sur les esprits, poussaient aussi aux conversions, et le couvent d’Alcala de Hénarès en comptait déjà quelques-unes qui empêchaient Ribeira de dormir.

Celui-ci avait heureusement, pour soutenir sa supériorité, des moyens créés par lui et qu’on ne lui connaissait pas. Avec l’autorisation de l’inquisition, dont il était un des chefs influents, il avait fondé de ses propres deniers, et sur ses revenus, qui étaient immenses, une sainte maison, appelée l’œuvre de la Rédemption.

C’était, si l’on peut s’exprimer ainsi, une pieuse pépinière qui ne le laissait jamais manquer de sujets.

Tous les hérétiques que l’on dénonçait à sa surveillance étaient saisis par ses ordres et livrés entre ses mains ; mais au lieu de les envoyer, comme on le croyait dans les prisons du saint-office, il les adressait d’abord au curé Romero, desservant de la paroisse d’Aïgador. Cette paroisse était, comme on l’a vu, située au milieu des montagnes et dans un endroit presque inaccessible.

Le catéchumène, ou plutôt le patient, était livré aux soins du curé et des frères rédempteurs, avec lesquels nous ferons connaissance tout à l’heure.

Si, grâce aux moyens employés par eux, et qui étaient presque immanquables, la conversion était opérée, on envoyait le néophyte à l’archevêque, qui le recevait comme l’enfant prodigue, le choyait dans son palais, et l’y gardait jusqu’à la grande solennité de Pâques, jour où le nouveau chrétien contribuait pour sa part à l’édification des fidèles, à la gloire de Dieu et surtout à celle de l’archevêque.

Si, au contraire, ce qui était rare, l’hérétique endurci résistait à tous les efforts, on l’envoyait définitivement dans les cachots de l’inquisition, et il n’était plus question de lui. Ou si, par hasard, il revoyait la lumière du jour, c’était pour figurer dans quelque auto-da-fé, occasion dont on allait même être privé, puisque la reine s’était prononcée contre ce genre de solennité et prétendait le proscrire.

L’archevêque venait de prendre congé du curé, et celui-ci, montrant du doigt Piquillo, avait fait signe à Acalpuco de s’en emparer.

Acalpuco était un Indien de race croisée, provenant d’un père mexicain et d’une mère espagnole. Sa taille athlétique, ses formes musculeuses, lui avaient valu,