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piquillo alliaga.

ne m’a installé ici que pour vous montrer le chemin du ciel, et si vous ne tenez point à le gagner, moi, qui suis consciencieux, je tiens à gagner mes appointements. Je viendrai donc, durant le présent mois, vous exhorter tous les jours, pendant une demi-heure, avant mon diner.

— Dispensez-vous de ce soin, mon père, je n’écouterai pas.

— Vous en êtes le maître. Je ne puis pas vous forcer d’écouter, mais je ne puis pas me dispenser de parler. Quand vient le temps des semailles, le bon laboureur doit semer son grain, et si le grain ne germe pas, ce n’est pas la faute du laboureur, c’est celle de la terre, qui n’était pas assez bien préparée et qu’il faudra sillonner de nouveau et déchirer par le soc de la charrue ; c’est ce que je vous souhaite au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il !

Et le curé se retira.

Le lendemain, il revint ; même proposition, même réponse. Le curé Romero, sans se déconcerter, sans se fâcher, sans témoigner la moindre impatience, parla pendant une demi-heure à sa montre, pas une minute de moins, pas une de plus. Quand il eut fini, il dit à son pénitent :

— Après la nourriture spirituelle, la nourriture temporelle.

Il sonna une cloche, et un repas assez convenable ; placé dans un tour, s’offrit aux regards de Piquillo.

— Merci, mon père, je vais diner.

— Et moi aussi, dit le curé en s’éloignant vivement.

Pendant plusieurs jours tout se passa exactement de même ; le captif seul, toujours seul depuis le matin jusqu’au soir, n’apercevait que le curé, lequel arrivait à onze heures et demie précises, parlait sans s’arrêter pendant une demi-heure, et, à midi sonnant, refermait le guichet, puis s’en allait diner.

— Pardieu ! se disait en lui-même Piquillo ; si tout doit se passer ainsi, c’est ennuyeux, voilà tout, mais cela l’est beaucoup ; et il ne savait comment occuper les heures si longues de la captivité.

L’intérieur de sa prison ne pouvait lui offrir de grandes distractions. Il avait déjà plusieurs fois fait l’inventaire de son mobilier : un lit, une table, un fauteuil en bois et une espèce de prie-Dieu, d’une forme bizarre et comme il n’en avait jamais vu encore. Ce prie-Dieu était en fer et semblait cacher quelque ressort qu’il essaya vainement de faire jouer. Il y renonça.

En élevant les yeux, il avait aperçu à quinze ou dix-huit pieds au-dessus de sa tête une petite lucarne fermée avec de larges barreaux ; c’était de là que lui venait la lumière. Cette lucarne était placée du côté opposé à la porte d’entrée ; donc, elle ne devait pas donner sur la cour, et le pauvre prisonnier n’eut bientôt qu’un désir : ce fut de connaître au juste la situation de ses domaines.

Pour atteindre à quinze ou dix-huit pieds, ce n’était pas facile ; Piquillo placa la table sur son lit ; sur la table il mit le fauteuil, et sur le fauteuil le prie-Dieu ; en y joignant sa hauteur à lui, c’était plus qu’il n’en fallait, et au risque de se casser le cou, il monta bravement à l’assaut.

Il arriva à la lucarne. On apercevait au loin les montagnes ; mais sa tourelle donnait sur une espèce de plate-forme, vis-à-vis de l’église, endroit où le gazon était rare et foulé aux pieds, ce qui prouvait que c’était le lieu le plus fréquenté, peut-être même la grande place de ce misérable village.

Au moment où il s’approchait de la lucarne, un oiseau perché sur la fenêtre s’enfuit effrayé.

— Ah ! s’écria Piquillo en enviant son sort et le suivant des yeux, comment, lui, qui a des ailes et la liberté, pouvait-il rester près de ces barreaux ?

Il regarda plus attentivement et vit que derriète ces barreaux l’oiseau avait bâti son nid, et que ce nid renfermait sa jeune couvée. Il se douta alors qu’il reviendrait.

Il émietta sur le rebord de la lucarne le pain de son diner, et au bout de quelques jours ; le fugitif ne s’enfuyait plus, il s’était apprivoisé ; Piquillo ne fut plus seul, c’était une distraction, une compagnie, un ami !

Et cependant les jours s’écoulaient avec une monotonie et surtout une lenteur qui le désespéraient. Devait-il donc passer ainsi tout le reste de sa vie ?

Chaque matin le curé reparaissait à la même heure, et lui faisait la même exhortation ; exhortation que Piquillo était forcé d’écouter ; et qu’en dépit de lui-même, il commençait presque à savoir par cœur ; triomphe dont le curé eût été bien fier, s’il l’avait connu ; mais son captif se garda bien de lui donner cette satisfaction. Enfin, le trentième jour ; après avoir, pour la trentième fois, répété son sermon ; le curé lui dit :

— Mon frère, êtes-vous converti maintenant ?

— Non, mon père.

— Voulez-vous recevoir le baptême ?

— Non, mon père.

— Vous n’êtes donc pas encore éclairé ?

— Pas plus qu’auparavant :

— C’est bien étonnant, dit le curé avec bonhomie. J’ai fait cependant tout ce que je pouvais. Alors, mon frère, et comme je vous l’ai expliqué ; ce n’est pas la faute du laboureur, c’est celle de la terre. Il faut qu’elle soit fortement et soigneusement labourée. Nous nous en occuperons dès demain ; vous ne me reverrez plus maintenant que quand vous serez converti.

— Adieu alors, mon père, et pour jamais !

— Peut-être ! Mais dès que le sillon sera disposé à recevoir le bon grain, vous n’aurez qu’un mot à dire, je reviendrai.

— Je ne vous donnerai pas cette peine.

Le curé Romero alla diner ; Alliaga attendit le jour suivant avec quelque curiosité et non sans inquiétude.

À l’heure ordinaire, le guichet ne s’ouvrit pas, le curé ne parut pas. Mais une porte qui jusque-là avait toujours été fermée et qui donnait sur le corps de logis principal, cria avec force sur ses gonds, et le prisonnier vit venir à lui un moine couvert d’une ample robe brune.

C’était le colossal et farouche Acalpuco.

Il tenait à la main une longue discipline formée de plusieurs bandes d’un cuir souple et flexible ; chaque bande de cuir était armée aux extrémités d’un morceau de fer ou de plomb. Il ferma la porte derrière lui, et dit d’un ton doucereux et béat qui contrastait avec son air brut et hébété :