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piquillo alliaga.

— Mon frère, le curé Romero m’envoie vers vous, et chaque jour, pendant un mois, je viendrai vous visiter.

— Dans quel but ?

— Le voici. Je suis chargé par lui et par monseigneur l’archevêque, à mon grand regret, mon frère, de vous administrer aujourd’hui, sur les épaules nues, dix coups de disciplines ; chaque jour j’augmenterai d’un seul coup, de sorte que, le dernier jour du mois, j’aurai trente coups de plus à vous donner, ce qui sera bien pénible pour vous et bien fatigant pour moi, qui ne fais que cela ; tandis que, d’un seul mot, vous pouvez nous épargner à tous deux ce désagrément.

— Et ce mot quel est-il ?

— Déclarez que vous êtes converti, et que vous consentez à recevoir le baptême, c’est bien peu de chose ; auprès de ce que vous auriez à recevoir de l’autre manière.

— Je comprends, dit Alliaga, vous êtes le bourreau.

— Je suis, selon l’expression du curé, le frère laboureur, celui qui trace le sillon dans la mauvaise terre pour la forcer à rapporter et à produire.

— Vous aurez donc ma mort à vous reprocher ; car, dussiez-vous me tuer, vous n’aurez rien de moi.

— C’est ce que nous allons voir, dit le moine ; mais n’oubliez pas que vous m’y avez forcé, et que vous l’avez voulu ! Le ciel m’est témoin que je ne demandais qu’à me dispenser de ce surcroit de travail ; les autres me donnent déjà assez de mal.

Il s’avança alors vers Piquillo pour le saisir et le dépouiller de ses vêtements.

Il était tellement fort et vigoureux, et son adversaire paraissait si faible, qu’il ne doutait pas d’en triompher à lui seul et sans avoir besoin d’appeler à son aide les autres frères rédempteurs.

Piquillo sentit une sueur froide couvrir son front. Ce moment venait de lui rappeler les supplices de son jeune âge, les horribles traitements du capitaine Baptista et de son lieutenant Caralo ; aujourd’hui comme alors, il n’avait de secours à attendre de personne ; mais aujourd’hui il avait le sentiment de l’honneur et de sa propre dignité.

Décidé à mourir plutôt qu’à souffrir un tel opprobre, il avait choisi un pan de la muraille, contre lequel il allait se précipiter et se briser la tête, lorsqu’une idée lui vint, un dernier moyen de salut, que dans ce moment suprême il ne risquait rien d’employer, ou de tenter du moins.

Il tira de sa poche le pistolet que lui avait donné Yézid, et qui par malheur n’était pas chargé.

— Si tu fais un pas vers moi, dit-il au moine, je t’étends à mes pieds.

Le moine s’arrêta et pâlit.

Piquillo, jetant sur lui un regard ferme, et le tenant toujours en joue ; le vit trembler de tous ses membres. Il comprit que, malgré sa force d’Hercule, le frère rédempteur était un lâche qui ménageait peu la peau des autres, mais qui tenait beaucoup à le sienne. Il lui cria d’un ton menaçant :

— Bas les armes ! où je tire !

Le moine jeta à ses pieds la discipline aux pointes de fer dont il était armé.

Dès ce moment, Piquillo fut le maître, et Acalpuco l’esclave. Mais il ne suffisait pas de l’avoir effrayé ; il était probable qu’en sortant du cachot, le moine courrait donner l’alarme, et qu’on reviendrait en force ; il s’agissait donc de le gagner.

Le prisonnier baissa son pistolet, le frère rédempteur respira, les couleurs revinrent sur ses joues pâles.

— Vous faites là un triste métier, mon frère.

— Il faut vivre.

— On vous paie donc bien cher ?

— Fort peu ! tous les bénéfices sont pour le curé Romero. Toute la peine est pour nous.

— Et pour vos prisonniers.

— Je ne dis pas non, s’écria vivement le moine ; mais ils peuvent sortir d’ici quand ils veulent ; ils n’ont qu’un mot à prononcer, et ils sont envoyés à Valence, dans le palais de monseigneur. Là, ils sont bien traités, bien nourris jusqu’à la fête de Pâques, et on ne les oblige à rien, qu’à communier, tandis que nous, forcés de rester en ce lieu, dont nous ne pourrions sortir sans encourir la colère de l’archevêque, et par suite, celle de l’inquisition, nous n’avons qu’un modique salaire.

— Combien ?

— Un réal par jour et nourris en ermites, en anachorètes ! du pain et des oignons !

— En vérité, dit Piquillo d’un air touché, vous êtes à plaindre !

— Bien plus que vous, mon frère ; vous, au moins, vous avez du vin, et nous ne buvons que de l’eau ; à peine quelquefois le dimanche, quand les prisonniers sont dociles et que l’ouvrage ne donne pas trop, pouvons-nous descendre à l’hôtellerie, située au bas de la montagne, pour nous refaire des fatigues de la semaine ; et encore faut-il pour cela que nous ayons des économies.

— Écoutez, dit Piquillo, je veux que vous en fassiez avec moi.

— Comment cela ? reprit le frère étonné.

— Je vous donnerai trois réaux par jour.

— Ce n’est pas possible !

— Nous commencerons dès aujourd’hui ; les voici.

Il les tira de sa poche et les lui mit dans la main. Le frère, encore plus étonné, les prit et fit avec les trois pièces de monnaie le signe de la croix.

— Tous lez jours, poursuivit Piquillo, quand vous viendrez ici, je vous en donnerai autant ; de plus, la bouteille de vin que l’on m’apporte pour mon repas et à laquelle je ne touche pas. Celle d’aujourd’hui est encore intacte, vous pouvez vous en assurer.

Le moine tenait à se convaincre que tout cela n’était pas un rêve. Il déboucha la bouteille, qui était bien réelle, et son estomac, glacé depuis longtemps par l’eau du rocher, ne fut pas plutôt réchauffé par cette liqueur réconfortative, qu’il devint gai, causeur et bonhomme.

— Que faut-il faire pour cela ? demanda-t-il.

— Rien, répondit Piquillo. Vous viendrez tous les jours, comme frère laboureur, travailler à la terre, mais vous laisserez la terre en friche et votre charrue oisive.

— C’est facile ! ça me donnera moins de mal.

— Et à moi aussi. Vous déclarerez après cela, à la fin du mois, que malgré le zèle que vous y avez mis,