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piquillo alliaga.


XXXVII.

l’amitié.

Cependant, après avoir attendu toute la journée aux environs de l’église, après avoir erré autour des vieux bâtiments de la Rédemption, Pedralvi, convaincu que quelque obstacle impossible à prévoir ou à surmonter avait retenu le prisonnier, Pedralvi désolé, mais non découragé ; avait craint que sa présence et celle de ses compagnons n’excitassent des soupçons.

Il quitta donc à regret le presbytère, et redescendit à l’hôtel d’Aïgador, pour y réfléchir et méditer un nouveau plan de campagne.

Cette hôtellerie était l’une des plus misérables de l’Espagne ; qui en compte beaucoup de ce genre-là ; mais du moins il y trouvait un abri pour lui et les siens, et puis il ne s’éloignait pas de Piquillo, qu’il avait juré de délivrer ; et il était à portée de profiter de tous les événements.

Vers le soir, une troupe assez considérable passa non loin de la posada, se dirigeant vers la montagne. Deux heures après, redescendirent une demi-douzaine d’alguazils venant chercher un asile à l’hôtellerie.

On leur répondit que, pour tout logement, il n’y avait qu’une seule chambre, assez vaste ; mais elle était occupée par des bohémiens qui payaient bien. Quant aux provisions, si on en voulait, il fallait en apporter avec soi !… Tel était l’usage à peu près généralement répandu en Espagne.

— Comment ! s’écrièrent les alguazils avec colère, recevoir ainsi des gens de la suite et de l’escorte de monseigneur l’archevêque de Valence ; c’est une indignité !

L’hôtelier, son bonnet à la main, s’excusait de son mieux, et plus il déployait d’humilité, plus ses interlocuteurs élevaient la voix et montraient d’insolence : si bien que la discussion devenant des plus vives, Pedralvi, qui avait écouté de la fenêtre et qui était au fait de la question, s’empressa de descendre et de s’interposer.

— Qu’est-ce ? seigneur hôtelier, s’écria-t-il ; laisser à la porte des gens de la suite de monseigneur l’archevêque de Valence ? Ne pas donner à souper à l’escorte de monseigneur l’archevêque, de ce saint prélat, la lumière de la chrétienté ! Ce n’est pas possible et je ne le souffrirai pas.

Tous les alguazils saluèrent.

— Je ne suis qu’un pauvre bohémien vivant de ma guitare et de mes chansons ; mais j’aimerais mieux passer la nuit en plein air, au milieu de la montagne, et ne souper de ma vie, que de voir faire un tel affront à des personnes de cette importance.

— Alors ! s’écria l’hôtelier, vous consentez donc à leur céder votre chambre ?

— Non, dit Pedralvi, mais à la partager avec eux. Ils sont six et nous sommes cinq. La chambre est grande, on peut y tenir onze. Il y a des dortoirs de couvent où l’on est moins à l’aise.

— C’est juste ! s’écrièrent les archers de la Sainte-Hermandad.

— Ces messieurs d’un côté, nous de l’autre, continua Pedralvi. Tout le monde par terre ; mais à tout seigneur tout honneur ; vous leur donnerez tous les matelas et tous les draps de la posada, s’il y en a six !

— Il y en a huit ! répondit l’hôtelier avec orgueil, y compris ceux de ma femme et les miens.

— À merveille, dit Pedralvi, et à nous, vous nous donnerez quelques bottes de paille de la plus fraiche ; nous ne sommes pas difficiles.

Les chambres à coucher furent donc ainsi réglées. Quant au souper, c’était plus difficile. Les nouveaux venus n’avaient avec eux aucune provision, l’hôte pas davantage. Mais Pedralvi et les bohémiens avaient tous leur bissac bien garni. Ils offrirent à souper aux archers, qui n’eurent garde de refuser, et à l’hôtelier lui-même, qui ne se fit aucun scrupule d’accepter, attendu qu’après tout c’était toujours chez lui que l’on soupait, et qu’il n’abdiquait ainsi ni son titre, ni sa dignité de maître de maison.

Le repas fut copieux et délicat. On y vit même circuler le vin de Valdepenas, imprudence dont ne s’aperçurent ni l’hôte ni les archers, qui n’en avaient pas l’habitude ; mais le bon vin, et surtout les bons procédés, avaient rendu les convives expansifs et communicatifs, et, au bout de quelques minutes, Pedralvi savait déjà que le corrégidor mayor Josué Calzado avait donné au chef des alguazils l’ordre par écrit d’attendre à Madrilejos l’archevêque de Valence et de se tenir à sa disposition ; que, de plus, l’archevêque leur avait ordonné de le conduire au haut de la montagne, au petit village d’Aïgador, et d’y retourner le lendemain matin pour y prendre et conduire à Valence les prisonniers qu’on devait leur confier.

Cette dernière phrase frappa Pedralvi ; de tout le récit des archers ce fut la seule qui lui parut mériter quelque intérêt. Il avait fait circuler plusieurs fois l’outre qui renfermait le vin de Valdepenas, de sorte que les archers, après la fatigue de la journée, après un bon souper et d’abondantes libations, furent enchantés de se retirer dans la chambre à coucher commune, où ils ne tardèrent point à ronfler sur tous les tons.

Pedralvi, placé à l’autre côté de la chambre, expliqua alors à voix basse aux bohémiens ses amis ce qu’il comptait faire ; ils avaient promis à d’Albérique et à son fils Yézid de rendre leur jeune maître à la liberté. Ils pouvaient y réussir par cette ruse, et si ce moyen échouait, ils étaient tous gens de cœur et bien armés, valant chacun deux archers, et il serait toujours temps d’employer la force quand on n’aurait plus d’autre ressource.

Le jour commençait à peine à poindre, que Pedralvi songea à exécuter son projet. C’était une idée que Juan-Baptista lui avait donnée ; mais il lui était bien permis de voler une idée à l’ennemi qui lui avait volé son or ; c’était d’ailleurs faire retomber sur le capitaine la responsabilité de l’expédition et se sauver peut-être en le faisant pendre. Il n’y avait pas à hésiter, c’était double avantage.

Les Maures, étendus sur la paille, furent bien vite levés et sur pied. Leurs compagnons de chambre, qu’on avait gratifiés de matelas et de draps, s’étaient mis plus à leur aise : tous s’étaient complétement déshabillés et continuaient à dormir comme dort le juste ou le