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piquillo alliaga.

guet à pied, deux professions où il y a plus de fatigue que de profit à acquérir.

Chacun des bohémiens, s’avançant avec précaution, s’empara du manteau, du pourpoint, du costume complet de son voisin, sans oublier le chapeau à plume noire et la rapière.

Ils sortirent sans bruit, fermèrent la porte de la chambrée à double tour. Personne n’était réveillé dans la maison, pas même l’hôte, qui se levait toujours le dernier. Ils eurent donc tout le loisir de faire leur toilette à la cuisine, et quand ils se virent complétement équipés en archers, ils s’élancèrent hors de la maison, et commencèrent à gravir la montagne d’un pas rapide.

Malgré leur marche forcée, il était grand jour quand ils arrivèrent au pied des tourelles. Pedralvi se hâta de frapper à la poterne.

— Qui va là ? demanda le frère portier.

— Archers de la suite de monseigneur l’archevêque.

— Ce sont eux, cria le curé Romero, qui apparut en ce moment dans la cour ; ouvrez, frère Balthazar, ouvrez !

Pedralvi et les siens se trouvèrent dans la cour. C’était un premier retranchement d’emporté. Inutile de dire que le bohémien qui, la veille, chantait sur la plate-forme du presbytère, n’avait ni le même teint, ni les mêmes cheveux, ni la même voix que le grave archer qui s’adressait dans ce moment au curé.

— Nous venons, mon père, vous demander les prisonniers que vous devez nous remettre pour les conduire à Valence.

— Nos âmes rachetées, nos nouveaux convertis, dit le curé ; entrez, entrez, seigneurs archers.

Et il leur ouvrit l’intérieur du bâtiment, le corps de logis du milieu.

— Attendez-moi ici, continua-t-il, ce ne sera pas long, le temps de les délivrer. J’ai cinq néophytes tout disposés à vous suivre. Cinq israélites qui ne le sont plus… au contraire… tous bons chrétiens !

— Des israélites, dit à part lui Pedralvi ; ce n’est pas là ce que nous venions chercher. N’y a-t-il donc que ceux-là, mon père ? poursuivit-il tout haut.

— Il y en a bien encore un autre, mais il ne peut pas vous suivre, celui-là, c’est un Maure.

— Un Maure ! dit vivement Pedralvi.

— Un obstiné hérétique auquel on n’a pu faire entendre raison, et qui restera ici.

— C’est lui, se dit Pedralvi, qui, voyant encore une fois tous ses projets renversés, ajouta : tout est perdu ! Puis s’adressant encore au curé :

— N’y a-t-il donc, mon père, aucune espérance de l’amener à la bonne voie ?

— Bien peu, dit le curé en secouant la tête ; on a employé tous les moyens possibles, les plus doux comme les plus rigoureux, il a résisté.

Pedralvi avait peine à retenir son émotion.

— Ah ! il a résisté ? dit-il ; c’est qu’on ne s’y est pas bien pris.

— Pas bien pris ! répondit le curé, qui avait cru voir un reproche dans ce mot ; imaginez-vous, dit-il à voix basse, que tous les jours, mon frère, on l’a déchiré jusqu’au sang ! Que voulez-vous faire de mieux ? Et malgré cela, il a résisté, l’enragé hérétique !

Pedralvi manqua de sauter au cou du curé et de l’étrangler.

— Enfin, croiriez-vous, poursuivit le curé d’un air d’admiration, croiriez-vous que, dans ce moment, monseigneur lui-même est là, à l’exhorter !

Et il lui montrait une porte à droite qui donnait sur la tourelle.

— Je crains bien, continua-t-il, que Sa Seigneurie n’y perde ses peines, et que ni raisonnement ni torture ne puisse réussir ; mais du moins, dit monseigneur, nous n’aurions rien à nous reprocher. Je vais toujours vous chercher les autres, ceux dont les yeux se sont ouverts à la lumière. Asseyez-vous, seigneurs archers ; je vous demande à peine un quart d’heure.

À peine avait-il disparu, que Pedralvi, ne pouvant contenir son impatience, s’était élancé vers la porte que le curé lui avait désignée, et qui conduisait à la tourelle. Ses compagnons le suivirent. Le spectacle qui s’offrit à eux fut celui du pauvre Alliaga bâillonné et agenouillé devant l’archevêque, qui achevait de l’exhorter ! Le prélat, irrité d’avoir perdu ses frais d’éloquence, venait de se lever au moment où la porte s’ouvrit. Et voyant les habits noirs des archers, il s’écria :

— Que justice se fasse, et que le ciel soit vengé !

— Vous serez obéi, monseigneur, répondit Pedralvi en courant à Piquillo, dont il défaisait le bâillon.

— Qu’est-ce à dire ! s’écria le prélat avec surprise.

Mais sans lui donner le temps de s’étonner davantage ou d’appeler, à son aide, Pedralvi arrêta le cri qu’il allait proférer en fermant sa bouche entr’ouverte avec le bâillon qu’il venait d’ôter à Piquillo. Libre de parler, celui-ci indiqua le ressort du prie-Dieu qu’il fallait toucher pour le délivrer.

— Vite, s’écria Pedralvi, il n’y a pas de temps à perdre !

Et on lui jeta la défroque du sixième alguazil, dont les bohémiens s’étaient emparés et qu’ils s’étaient partagée entre eux par prévision et par ordre de leur chef.

— Aidez-le dans sa toilette, et hâtons-nous, car on peut venir.

— Et celui-ci, dit un bohémien en montrant Ribeira, qu’en faire ? où le mettre ?

— À la place de Piquillo !… Dépêchez.

Cet ordre était à peine donné, que deux des compagnons de Pedralvi s’étaient chargés de l’exécuter. Le prélat était loin d’inspirer à des Maures le même respect qu’à des Espagnols. Au contraire, ceux-ci ne voyaient en lui, comme dans le grand inquisiteur, que les chefs de leurs bourreaux, leurs persécuteurs les plus acharnés ; c’était servir Dieu et leur religion que de venger leurs frères torturés ou immolés par milliers, et l’on ne peut se figurer avec quel plaisir, avec quelle rapidité, ils eurent, en quelques minutes, dépouillé Ribeira de ses vêtements. Ne pouvant proférer une parole ni pousser un cri, celui-ci, forcé de s’agenouiller devant le prie-Dieu, se vit en un instant renversé, garrotté, agenouillé en touchant la terre de son front renversé.

— Bien, dit Pedralvi, advienne maintenant que pourra ! sortons !

Emmenant Piquillo habillé comme eux et confondu