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piquillo alliaga.

bras à sa femme qu’il emmenait. Le suisse marchait en avant, faisant faire place avec sa hallebarde, manœuvre qui avait produit dans l’assistance les mouvements onduleux que nous venons de décrire. Piquillo, placé du côte du marié, ne pouvait d’abord voir que lui : il leva les yeux et se crut en proie à un vertige, à une hallucination : dans ce grand seigneur revêtu de riches habits de fête et décoré de plusieurs ordres, il crut reconnaître, il reconnut les traits du capitane Juan-Baptista, qu’il avait laissé une heure auparavant, habillé en militaire et galopant sur la grande route.

— Encore lui ! toujours lui ! se dit-il, je le vois partout ! Et il mit un instant sa main devant ses yeux.

Ce qui lui paraissait incompréhensible le sera moins pour nos lecteurs, s’ils veulent bien se rappeler que le père du duc de Santarem était également le père de Juan-Baptista. La rencontre que Piquillo avait faite le matin, et l’impression sous laquelle il se trouvait, lui avaient fait paraître plus frappante encore la ressemblance qui existait entre eux et qui était déjà très-grande.

Honteux cependant de sa faiblesse et de sa crédulité, il retira vivement la main qu’il avait portée à ses yeux, et regarda de nouveau.

Mais cette fois quels furent les battements de son cœur, quel froid glacial se glissa dans ses veines, quelle pâleur couvrit son visage ! Il voyait à dix pas de lui et donnant le bras au duc de Santarem, son seul amour, son seul rêve, le bonheur de sa vie, son ange adoré, Aïxa belle et pâle, habillée en mariée, l’œil hagard et immobile, s’avançant sans rien voir et sans rien entendre.

Il voulut appeler : Aïxa ! Aïxa ! c’est moi ! Sa langue ne put articuler une parole. Il voulut s’élancer… la foule l’en empêchait, et ses jambes tremblantes se dérobaient, sous lui ; enfin, du fond de sa poitrine oppressée sortit un long sanglot, un cri horrible de désespoir, et il s’évanouit.

Tout était fini pour lui, il avait cru mourir. Le ciel n’avait même pas daigné lui accorder ce bonheur.

Le tumulte de la foule qui se heurtait en sens divers, les cris des femmes que l’on pressait contre la porte de sortie, empêchèrent d’entendre le cri de douleur de Piquillo. Tous ceux qui l’entouraient s’éloignaient pour suivre le cortége des deux mariés. Le pauvre jeune homme se serait brisé de toute sa hauteur sur les dalles de l’église ; mais soutenu d’abord par le pilier, puis par les chaises qui le reçurent au moment où il tombait, il resta là, immobile et privé de tout sentiment.

Un instant après, cette petite chapelle si tumultueuse et si pleine était devenue silencieuse et déserte. Il n’y avait plus personne autre que Piquillo ; le jardinier avait refermé du dehors les deux grandes portes, empressé de courir comme tout le monde aux divertissements et aux jeux qui les attendaient.

Piquillo resta longtemps sans connaissance, et bien des heures s’étaient écoulées lorsqu’il revint à lui ; il était couvert de sueur, et l’air humide et froid qui régnait dans l’église l’avait réveillé. Une nuit profonde l’environnait, et il fut quelques instants avant de pouvoir se rappeler où il était et ce qui lui était arrivé. Enfin, et peu à peu, il sentit en lui la vie renaître, et avec elle le sentiment de ses maux. Il écouta l’horloge du château qui sonnait dix heures. Il se leva avec rage, avec une jalouse fureur ; il courut à la grande porte de l’église, elle était fermée.

Un léger bruit se fit entendre alors à l’autre extrémité de la chapelle, et Piquillo vit briller une petite lumière qui s’avançait lentement. Il se dirigea de ce côté. Une femme venait de s’approcher de l’autel ; elle s’y était agenouillée, et priait avec ferveur. Il entendit prononcer le nom d’Aïxa.

Ce nom avait conservé pour lui un charme irrésistible. Il s’avança… Il écouta en respirant à peine cette voix qui avait deviné sa pensée et qui priait pour Aïxa ! Il entendit murmurer aussi le nom de Fernand, et enfin le sien, celui de Piquillo… et lui qui, s’abandonnant à son désespoir, allait maudire le ciel et la terre, sentit tout à coup son cœur se fondre. Il tomba à genoux en sanglotant et s’écria :

— Soyez bénie, vous qui ne m’avez pas oublié ! vous qui priez pour moi !

La jeune fille s’était levée effrayée, mais à cette voix bien connue, elle s’arrêta, et tremblante d’émotion et de joie, elle dit :

— Qui est là ?… qui a parlé ?

— Piquillo.

— Lui !… s’écria Carmen ; car c’était elle qui, dans l’ombre et le silence de la nuit, venait prier Dieu pour tous ceux qu’elle aimait ! Lui, Piquillo ! Ah ! quel bonheur pour la pauvre Aïxa, qui tout à l’heure encore me disait : Si je pouvais du moins le voir ! le voir une seule fois avant de mourir !

Elle a dit cela ! s’écria Piquillo, tremblant maintenant de joie et d’ivresse.

— Silence ! répondit Carmen en mettant sa main devant la bouche de Piquillo ; pas un mot ! et suivez-moi. Venez ! venez !

Elle le prit par la main, ouvrit la petite porte par laquelle elle était entrée et qui communiquait avec le château. Ils s’avançaient dans l’obscurité, le long d’un vaste corridor qui semblait traverser tout le bâtiment principal. On entendait au loin le bruit et le tumulte de la noce, les éclats joyeux des villageois qui dansaient dans la grande salle basse, et les sons de l’orchestre qui faisaient vibrer les fenêtres gothiques du château. Piquillo suivait sa conductrice en silence, sans rien lui demander. Enfin ils arrivèrent à une petite pièce, une antichambre à peine éclairée.

— Attendez-moi, dit Carmen, je vais prévenir Aïxa, car la surprise et la joie lui feraient mal.

Et elle entra dans la chambre à coucher de la mariée.

Piquillo sentait le cœur lui battre à lui ôter la respiration. Il fut obligé de s’asseoir, et il attendait, et il lui semblait que chaque minute avait pour lui la durée d’une existence.

Carmen sortit enfin.

Elle n’avait été qu’un instant.

— Entrez… entrez, lui dit-elle, je vous laisse !

Piquillo se précipita dans la chambre d’Aïxa. Elle était assise, pale, les cheveux en désordre et à demi vêtue ; près d’elle, un secrétaire était ouvert, et elle te-