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piquillo alliaga.

nait à la main des papiers qu’elle laissa échapper en apercevant Piquillo. Elle poussa un cri et se jeta dans ses bras.

— Te voilà ! te voilà donc enfin ! tu nous es rendu !

— Oui, mais le plus malheureux des hommes puisque j’arrive trop tard… puisque je n’ai pu vous sauver !

— Je te vois du moins… je te vois… je n’espérais plus ce bonheur, lui dit-elle.

Et tout en parlant ainsi, elle le serrait contre son cœur, le couvrait de ses larmes et de ses baisers, et Piquillo, hors de lui, était prêt à succomber sous le poids d’un bonheur qu’il n’osait espérer ni comprendre, mais qui l’enivrait, qui l’égarait, lorsqu’Aïxa, suspendue à son cou, s’écria en l’embrassant :

— Mon frère !… mon frère bien-aimé !

Piquillo la repoussa loin de lui, chancela et tomba sur le parquet, pâle, haletant, inanimé.

La foudre venait de le frapper ! il éprouvait une souffrance horrible. Deux commotions si violentes et si imprévues, le passage subit d’un bonheur inouï à un extrême désespoir, surpassait les forces de sa raison. Il se releva brusquement, balbutia quelques mots sans suite, regarda Aïxa d’un air farouche et menaçant, et voulut s’éloigner.

C’était la folie qui commençait.

— Fils d’Albérique, mon frère, que vous ai-je fait ! répéta Aïxa de sa douce voix. Pourquoi me fuyez-vous quand je n’ai plus que vous pour me consoler ?

Cette voix enchanteresse produisit sur Piquillo son effet ordinaire. Plus puissante encore que la secousse qu’il venait d’éprouver, elle arrêta sa raison prête à l’abandonner, dissipa son égarement, le rendit à la vie et en même temps au devoir et à l’honneur, qui étaient sa vie, à lui. Se roidissant contre la douleur, il redevint homme, il retrouva cette puissance de volonté qui peut tout dompter, jusqu’à nous-même. Il fut assez fort pour commander à son trouble, pour ordonner à ses traits de sourire, à son cœur de ne plus rien éprouver, et pour dire à l’orage qui grondait en lui-même ce que Dieu dit à l’Océan : Tu n’iras pas plus loin !

— Pardon de ma faiblesse, lui dit-il. Moi qui ai tant de fois triomphé de la douleur, je viens de me laisser vaincre par la joie. Mais depuis deux jours tant d’émotions ! tant de souffrances ! J’étais déjà malade. J’ai la fièvre, voyez-vous, et dans la fièvre on a parfois le délire.

Il ne mentait point. Aïxa saisit sa main brûlante, le fit asseoir près d’elle et lui prodigua les soins les plus tendres, sans se douter qu’elle redoublait encore les tourments qu’elle voulait calmer.

— Vous, ma sœur ! murmurait Piquillo d’une voix tremblante, ma sœur ! Et il répétait ce mot, maintenant son salut, son talisman et sa seule défense : Ma sœur !

Puis, tournant vers elle ses yeux tristes, où le sourire cherchait à briller au milieu des larmes :

— Ce nom n’apprend rien à mon cœur, lui dit-il ; depuis longtemps j’avais pour vous la tendresse d’un frère. Mais ce que mon cœur avait deviné, mon esprit ne peut encore le comprendre.

— Et moi, je vais te l’expliquer, s’écria Aïxa… Et voyant qu’il regardait autour de lui avec inquiétude : Ne crains rien ! M. le duc ne peut entrer ici sans mon ordre. Si je n’ai pu me soustraire à ce fatal mariage, j’ai réservé du moins mes droits et ma liberté, et nul, pas même lui, n’y peut porter atteinte !

Elle ne remarqua point l’éclair de joie qui brilla dans les yeux de Piquillo, et continua en lui tenant toujours la main :

— Tu sais, mon frère, que les Maures de Valence et de Grenade ; ne pouvant supporter les maux et surtout le joug honteux dont on les accablait, se révoltèrent sous le dernier roi, Philippe II, et coururent aux armes pour défendre leur religion, leurs femmes et leurs enfants.

— Oui… dit Piquillo en pensant à Alliaga, plus d’un brave soldat perdit la vie dans les montagnes des Alpujarras.

— Trente mille des nôtres y trouvèrent un tombeau, dit Aïxa ; mais auparavant, plus de soixante mille Espagnols étaient tombés sous leurs coups, et le roi Philippe, effrayé d’une victoire qui lui coûtait si cher, devint clément par terreur. Il promit de ne plus persécuter les Maures et de ne plus les obliger par force à changer de religion. Il fut dit, par une ordonnance royale, que ceux qui refuseraient d’abjurer ne pourraient occuper aucune place, aucun emploi en Espagne ; qu’on ne pourrait les forcer à faire baptiser ceux de leurs enfants qui alors auraient plus de sept ans, mais qu’à l’avenir, tous ceux qui viendraient au monde seraient présentés au baptême au moment de leur naissance, et cela sous peine des plus cruels châtiments.

Maintenant, frère, tu vas comprendre aisément la situation de toute notre famille.

Cette ordonnance inquiétait peu le Maure Delascar d’Albérique, qui n’avait aucune envie de demander au roi d’Espagne des emplois et des dignités. Son travail et son industrie lui procuraient plus de richesses qu’il n’en désirait pour lui et les siens. D’un autre côté, son fils Yézid, ayant alors plus de sept ans, ne pouvait être contraint à recevoir le baptême et par conséquent à changer de religion. Il n’avait donc rien à craindre de ses oppresseurs, et ceux-ci, sous le coup de la terrible leçon qu’ils avaient reçue, exécutèrent pendant quelques années et assez fidèlement les promesses qu’ils avaient faites. On était alors aux dernières années du règne de Philippe II, et voilà que la compagne d’Albérique, sa femme bien-aimée, Amina, devint enceinte. Juge alors, mon frère, des angoisses et des craintes de cette pauvre famille ! Il fallait donc que l’enfant qui allait naître fût d’une autre religion que la leur ; il fallait élever autour d’eux un chrétien, un infidèle, un ennemi de leur foi, sous peine d’être dénoncé à l’inquisition, jeté dans un cachot, torturé, brûlé… que sais-je ! Tu as vu toi-même, par Gongarello et par la pauvre Juanita, qu’on envoyait les Maures au bûcher pour bien moins que cela.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria Piquillo. Je comprends maintenant…

— Ma mère, continua Aïxa, ma mère, qui était d’une extrême dévotion, fut tellement tourmentée de cette idée, qu’elle croyait toutes les nuits entendre la voix menaçante du Prophète, ou voir l’épée flamboyante de l’ange Gabriel. Elle devint si dangereusement ma-