Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/192

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
186
piquillo alliaga.

marié, aucun danger ne le menaçait ; d’ailleurs on veillait sur lui.

Le corrégidor alla se coucher, ainsi que son neveu Pacheco, ordonnant qu’on l’éveillât au moindre incident, et il s’endormit en rêvant aux récompenses honorifiques et aux gratifications qu’il aurait droit de demander au duc de Lerma.

Cependant, et dès qu’il avait vu la nuit venir, Fernand s’était dirigé vers le lieu du rendez-vous. Il s’était tenu caché toute la journée à quelques lieues de là, et quoique Carmen fût au château, il n’avait point voulu s’y présenter. Il aurait fallu expliquer le motif de son arrivée, et, si le ciel le secondait, s’il sortait vainqueur de ce combat, il désirait que personne, pas même Aïxa, ne sût ce qu’il avait tenté pour elle ; il lui suffisait, à lui, de l’avoir arrachée au danger qui la menaçait, et quant à sa récompense, il n’en voulait… il n’en espérait même aucune ; il est vrai que le sort pouvait lui être fatal, qu’il pouvait succomber dans ce duel, mais c’était pour Aïxa ! et jamais, il faut le dire, il n’avait moins tenu à la vie que dans ce moment. Il cherchait à se rappeler le lieu du combat ; Santarem avait dit : « Sous les murs de la tourelle, en dehors du parc, du côté de la forêt. » Il traversait donc ce parc solitaire, et s’avançait dans une allée qui devait le conduire à la forêt, sans songer à l’adversaire et au péril qui l’attendaient : ses pensées n’étaient pas là ; elles erraient près de Carmen et d’Aïxa ; il rêvait à l’une, si dévouée, si tendre, si digne d’être aimée, et à l’autre, qu’il aimait tant ! Il trouvait dans son cœur tant de trouble et d’hésitation, son bonheur lui semblait désormais tellement impossible qu’il désirait presque la mort, et peut-être, grâce au ciel, allait-il la rencontrer ! En proie à ces idées, il s’arrêta au milieu du bois. Il avait quitté l’allée sans s’en apercevoir et s’était égaré. Il entendit marcher et vit passer auprès de lui un homme enveloppé dans un manteau.

— Seigneur cavalier, lui dit-il, êtes-vous du château ?

— Oui, certes !… Je suis invité, je suis de la noce ; je m’y rends en ce moment.

— Pourriez-vous m’indiquer de quel côté est la tourelle du parc ?

— Très-aisément, dit l’inconnu en rabattant son chapeau sur ses yeux.

— Et le plus court chemin pour m’y rendre ?

— Celui-ci, répondit l’homme au manteau en désignant de la main une allée à laquelle il tournait le dos, et qui devait promptement éloigner de lui don Fernand.

Mais au moment où ce dernier se préparait à suivre cette indication, la lune sortit radieuse des nuages et lui fit voir à cent pas de lui, dans une direction tout opposée, la tourelle qu’il cherchait.

— Que me dites-vous donc, seigneur cavalier ! s’écria-t-il avec impatience, en se tournant vers son prétendu guide. Mais celui-ci venait de s’éloigner à toutes jambes, et Fernand ne put distinguer de loin que son manteau noir et la plume rouge qui flottait sur son feutre gris. Sans chercher à deviner quelle pouvait être l’intention de cet homme, Fernand s’avança vers la tourelle.

Il était le premier au rendez-vous. Personne n’était encore arrivé. Il attendit en se promenant. Aucun bruit ne frappait son oreille. Aucun cavalier ne s’avançait vers lui, et cependant la lune, qui continuait à briller dans tout son éclat, lui permettait d’apercevoir au loin tous les objets qui l’entouraient. Depuis longtemps, la grande horloge du château avait sonné huit heures, et la cloche du village lui avait répondu en sonnant l’Angelus ! Enfin, et après une heure d’attente, il se leva, ne pouvant s’expliquer un pareil retard. Décidé à en connaître le motif, il rentra dans le parc et se dirigea comme il le put et à peu près au hasard du côté du château. Il avait à peine fait deux cents pas dans les allées, qu’il vit un homme étendu à terre. Il courut à lui, il était sans mouvement ; le sable de l’allée, foulé récemment par plusieurs pieds, indiquait que cet endroit avait été le théâtre d’une lutte ou d’un combat acharné ; il releva le malheureux qui venait de succomber, et les rayons de la lune, éclairant un visage pâle et livide, Fernand poussa un cri de terreur ; il venait de reconnaître le duc de Santarem. Il essaya vainement de le secourir ; il ne respirait plus. Un coup d’épée lui avait traversé la poitrine ! Fernand, saisi d’effroi et livré à toutes les conjectures que lui inspirait cet horrible spectacle, ne savait à quelle idée s’arrêter.

Le duc avait-il succombé en duel ? Quel adversaire avait pu le précéder, lui, Fernand, et prendre ainsi sa place ? Le duc avait-il été victime d’un meurtre ? Il se rappela alors l’homme au manteau noir et au feutre gris qu’il avait rencontré une heure auparavant. Il venait, il est vrai, et autant qu’il pouvait se le rappeler, d’un côté tout opposé à celui où il se trouvait alors. Et d’ailleurs comment le poursuivre maintenant ? comment même transporter le corps au château ? Impossible ! Fernand était seul, au milieu d’un parc immense dont il ne connaissait ni les sentiers ni les issues, et quand la lune cessait de l’éclairer, il marchait au hasard et ne pouvait se reconnaître au milieu de ces arbres séculaires et de ces épais massifs. Après s’être sans doute beaucoup éloigné de l’endroit où il avait laissé le pauvre Santarem, Fernand arriva enfin à une des grilles du parc qui donnait sur le village. Il frappa vainement à plusieurs portes, personne ne répondit.

Tous les habitants, hommes, femmes, et surtout jeunes filles, étaient à danser dans la grande salle du château, où un bal champêtre à grand orchestre avait été organisé par les soins du majordome ; s’il faut même l’avouer, une grande partie des gens du corrégider, de ses affidés les plus fidèles, voyant que tout était tranquille, avaient pris part aux réjouissances générales. Ils buvaient, ils mangeaient avec les gens du château, et plusieurs même dansaient aussi bien et aussi gaiement que peuvent danser des alguazils. Cela explique comment le village était désert ; il était au château, et Fernand n’apercevait de lumière à aucune fenêtre, excepté à une seule, celle d’une hôtellerie.

Il se mit à frapper à grands coups, et l’hôtelier ouvrit sa croisée en lui criant :

— Silence donc, vous qui frappez ainsi vous allez réveiller le corrégidor et son neveu, qui m’ont fait l’honneur de loger chez moi et d’y dormir.

— Vous avez chez vous un corrégidor ?