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piquillo alliaga.

— Celui de Tolède, rien que cela ! Le corrégidor mayor.

— C’est justement ce qu’il me faut. Prévenez-le.

— Mais il dort.

— On ne dort pas quand on est corrégidor. Réveillez-le. Il faut absolument que je lui parle, moi, don Fernand d’Albayda.


L’hôtelier ordonna à ses garçons d’aller ouvrir à don Fernand et se rendit de sa personne dans la chambre du corrégidor.

Celui-ci rêvait en ce moment que le duc de Lerma, enchanté de sa conduite, en avait parlé au roi, qu’on le faisait venir à Madrid, qu’on le nommait conseiller à l’audience de Castille, qu’on lui donnait le choix entre une pension de trois mille ducats et le titre de chevalier dans l’ordre d’Alcantara, et il s’écriait :

— Les deux, sire !… les deux !

En ce moment, on ouvrit brusquement la porte ; l’hôtelier entra, suivi l’instant d’après de don Fernand.

— Qu’est-ce ? s’écria le corrégidor, en portant machinalement la main à son cou, pour y sentir le ruban et la croix de l’ordre ; qu’y a-t-il ?

— Il y a, seigneur corrégidor, que le duc de Santarem, le maître de ce château, n’est plus ; il vient d’être tué d’un coup d’épée.

Le corrégidor poussa un cri perçant, un cri de douleur ! Ce coup d’épée venait de tuer le conseiller à l’audience de Castille et le chevalier d’Alcantara.

— Ce n’est pas possible, continua-t-il, c’est une erreur ; vous vous trompez, seigneur cavalier.

— Je le désire autant que vous… mais je l’ai vu.

— Où ?

— Dans le parc.

— À quel endroit ?

— Je n’en sais rien… car ce parc… je ne le connais pas… mais nous allons le parcourir ensemble.

— Il a trois cents arpents, dit le corrégidor désolé, en se jetant à bas du lit et en appelant Pacheco, son neveu. Et tous mes gens qui devaient être sur pied, où sont-ils ?

— Ce qu’il y a de plus important, s’écria Fernand, est de poursuivre et de saisir le meurtrier.

— Le meurtrier ! répondit le corrégidor avec désespoir, vous êtes donc sûr que le duc n’est plus ?

— Mais oui, monsieur, je vous l’ai déjà attesté.

— Et moi je ne puis le croire ! Si vous saviez combien j’y tenais ! Je répondais de lui et de ses jours sur ma tête. C’était l’ordre exprès du duc de Lerma… et s’il se trouve qu’il est mort…

— C’est terrible.

— Pour moi, seigneur cavalier, pour moi !

— Du reste, dit vivement Fernand, je vous répète qu’il est facile de saisir son meurtrier ; il y a à peine une heure que le crime a été commis, et en envoyant tout votre monde battre les environs…

— C’est juste, cria le corrégidor à son neveu, cela le regarde. Va vite.

— Et pourquoi ne pas courir vous-même ? demanda Fernand.

— Je voudrais avant tout m’occuper du duc et lui donner mes soins.

— Mais puisqu’il n’est plus.

— Cela ne m’est pas prouvé, et tant que je n’en serai pas matériellement sûr… Du reste, soyez tranquille, Pacheco, mon neveu, est intelligent et courageux, c’est un autre moi-même… N’est-ce pas, mon garçon, tu me réponds de tout ?

Pacheco, malgré l’intelligence que lui soupçonnaît son oncle, le regarda d’un air hébété et effrayé, à l’idée de parcourir la nuit la forêt et ses environs. Pacheco était brave, mais surtout le jour, et il eût préféré dormir. Il sortit cependant et courut rassembler les alguazils disponibles, ceux qui n’étaient pas au bal.

Le corrégidor cependant s’était habillé, il était prêt à suivre don Fernand, Il fut décidé qu’on se rendrait d’abord au château où le bal et les réjouissances continuaient toujours. Avant de semer l’alarme et d’ébruiter cette nouvelle, il était convenable de l’annoncer à madame la duchesse de Santarem ; c’est elle qu’il fallait prévenir la première, ne fût-ce que pour demander son avis et ses ordres.

Précédés par quelques gens du château, ils étaient arrivés à la porte d’Aïxa. De là provenait le bruit qu’elle venait d’entendre et qui l’avait effrayée pour Piquillo. Elle attendit que celui-ci eût disparu, et quand elle eut calculé qu’il devait avoir descendu l’escalier et se trouver maintenant dans le parc, elle ouvrit à ceux qui frappaient.


XL.

la nuit des noces. (suite).

En apercevant don Fernand d’Albayda et le corrégidor, la surprise d’Aïxa fut grande, plus grande encore à la nouvelle qu’on venait lui apprendre ; et Josué Calzado, soit qu’il se crût obligé de donner des consolations à cette jeune marié déjà veuve, soit qu’il voulût lui faire partager une conviction qu’il cherchait à se donner à lui-même, ne cessait de répéter :

— Ne vous désolez pas, senora, il est possible que ce ne soit pas ; rien n’est encore prouvé, le seigneur don Fernand a pu se tromper.

— Je l’espère encore, monsieur, mais votre position et la mienne, lui répondit gravement Aïxa, nous imposent des devoirs qu’à tout événement nous devons remplir. Ils nous prescrivent les recherches les plus actives et les plus sévères ; s’il existe un coupable, il doit être puni. Je le veux, je le demande ; c’est à moi de le poursuivre, et je le ferai rigoureusement.

— Comme une noble dame que vous êtes, dit Fernand, et je suis prêt à vous seconder de mon crédit et de mon pouvoir.

En ce moment on vit entrer Pacheco, qui semblait avoir couru vivement, tant il était essoufflé.

— Qu’y a-t-il ? s’écria le corrégidor ; as-tu vu le noble duc ? existerait-il encore ?

— Je n’en sais rien, mon oncle, dit le jeune homme en reprenant haleine.

— Que venez-vous donc nous annoncer dit Fernand, avez-vous trouvé le coupable ?

— Je ne sais pas si c’est celui-là, répondit Pacheco, mais je crois que j’en ai un.