Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
188
piquillo alliaga.

— Qui vous le fait croire ?

— Voici les faits, continua le jeune greffier, comme s’il posait déjà en qualité de témoin devant quelque cour de justice : moi, Inigo Pacheco, âgé de vingt-trois ans, greffier du corrégidor de Tolède, j’étais sorti par l’ordre de mon oncle, ledit corrégidor, pour courir à la recherche de ses gens, lesquels étaient dans la grande salle du château à boire et à danser, ce que je certifie véritable, l’ayant vu de mes yeux. Mais avant d’entrer au château, je rencontrai un paysan, un charron, nommé Antonio, avec un paquet de linge et de charpie, lequel, interrogé par moi, répondit qu’il rentrait à son logis avec ces objets pour panser un blessé qui, perdant tout son sang, lui avait demandé l’hospitalité à lui et à sa femme, il y avait près de deux heures.

Fernand tressaillit et se dit :

— Ce doit être lui !

— J’ai pensé alors, continua Pacheco, que ledit individu pouvait être pour quelque chose dans la cause dont il s’agit, ne fût-ce qu’à titre de renseignement et de témoin. Je suis entré dans la salle du bal où j’ai trouvé nos gens, les gens de mon oncle, qui dansaient un bolero. J’ai dit tout bas à quatre d’entre eux de descendre dans le village chez Antonio, le charron, d’y saisir un prétendu blessé ou qualifié tel, et de l’amener ici.

— Très bien ! dit tristement le corrégidor.

— Et si vous voulez, mon oncle, dit Pacheco, vous pouvez dresser du tout un procès-verbal.

— Comme tu voudras, répondit Calzado accablé, toi, pendant ce temps, tu iras avec nos gens et des flambeaux parcourir le parc dans toutes les directions pour tâcher de découvrir le corps du pauvre duc, si toutefois c’est bien lui ; et si décidément il n’est plus, s’écria-t-il avec un mouvement de rage, nous nous en vengerons sur ses meurtriers, à commencer par celui qu’on amène et que rien ne pourra soustraire à notre justice.

En ce moment tous les yeux se levèrent sur un jeune homme qui marchait avec peine et que soutenaient quatre alguazils. Des linges tachés de sang indiquaient que sa blessure était entre la poitrine et l’épaule gauche.

Il leva avec fierté son front pâle et calme, et que devint Fernand, que devint surtout Aïxa, quand ils reconnurent, l’un son ami, l’autre son frère : c’était Yézid !

Un alguazil remit à son chef les papiers saisis sur le prisonnier, et le corrégidor dit brusquement :

— Approchez et répondez.

— Répondre, s’écria Aïxa toute tremblante, il ne le peut. Il n’est pas en état… c’est évident !

— Eh oui, sans doute, ajouta Fernand, la marche qu’il vient de faire l’a épuisé… vous le voyez bien !

— Il va se trouver mal, dit Aïxa en lui approchant un fauteuil.

— Et s’il perd connaissance, vous ne pourrez rien en tirer.

— C’est juste, pensa le corrégidor, et cela nous retarderait encore.

Il fit signe à Pacheco d’aller exécuter les ordres qu’il lui avait donnés. Pacheco, à qui cette commission convenait peu, sortit lentement.

— Monsieur le corrégidor, reprit Fernand, faites mettre deux de vos gens dehors, à cette porte, pour veiller sur le prisonnier. C’est plus qu’il n’en faut, sans compter que je reste ici et que je réponds de lui.

— Et moi, dit Aïxa, qui venait de prendre un flacon et le faisait respirer au blessé, je vous préviendrai quand il pourra subir votre interrogatoire.

— Très-bien, murmura le corrégider en parcourant les papiers qu’on venait de lui remettre. Je vois déjà par la suscription de ces lettres qu’on nomme l’accusé Yézid d’Albérique, et qu’il demeure à Valence.

Aïxa tressaillit d’effroi, et Fernand s’écria avec impatience :

— Dans un instant, monsieur le corrégidor, nous examinerons tout cela ensemble.

— Comme vous voudrez, monseigneur ; en attendant, je puis toujours, ainsi que le proposait mon neveu, commencer mon procès-verbal ; auriez-vous pour cela une pièce où je ne dérangerais point madame la duchesse ?

— Ici, monsieur, ici…, dit vivement Aïxa, en ouvrant un petit salon attenant à sa chambre à coucher et dont les croisées donnaient sur le parc. Vous trouverez là tout ce qu’il faut pour écrire.

Le corrégider et deux ou trois de ses gens entrèrent dans le petit salon où ils s’établirent, et enfin Yézid se trouva seul avec Fernand et Aïxa, et celle-ci s’écria avec désespoir :

— Toi ! Yézid ! toi ! mon frère ! |

À ce nom de frère, Fernand fit un geste de surprise. :

— Oui, mon ami, lui répondit Yézid en le regardant et en serrant la main d’Aïxa ; ma sœur bien-aimée, que je n’ai pas voulu laisser immoler, et que je venais défendre.

— Toi aussi ! s’écria Fernand.

— Ah ! dit Aïxa en rougissant… c’est donc pour cela, seigneur Fernand, que vous avez quitté Lisbonne ?

— Oui… oui… senora, j’ignorais alors que vous eussiez un frère, et je pensais que le mari de Carmen pouvait vous en servir.

— Je comprends, dit Yézid en parlant avec peine ; je comprends maintenant. J’arrivais de Madrid où je n’avais pas trouvé ce duc de Santarem… Il était près de sept heures, je voulais lui parler… Une jeune fille m’a répondu : « Monseigneur ne recoit personne, il n’a pas même voulu voir le corrégidor… mais voilà monseigneur qui sort du château et qui va sans doute faire sa promenade du soir dans le parc ; » alors j’ai : doublé le pas et j’ai rejoint le duc. Nous nous trouvions tous deux dans une allée solitaire.

— Pour épouser une jeune fille, monseigneur, il faut avoir le consentement de ses parents, et vous ne m’avez pas demandé-le mien.

— Qui êtes-vous ?

— Le frère d’Aïxa.

— Que m’importe !

— Il importe que vous ne ferez point ce mariage.

— Il est fait devant Dieu et devant les hommes !

— Eh bien ! ce que Dieu et les hommes ont laissé faire, moi je le déferai. Et je tirai mon épée.

— Vous venez trop tard, n’a-t-il répondu ; un autre vous a devancé, il m’attend près de la tourelle, hors des murs du parc, et je lui dois la préférence. Vous après !