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piquillo alliaga.

dit ! C’est cette population mauresque qui fomente dans le royaume tous les troubles et toutes les séditions. Ce sont des ennemis qui habitent et possèdent nos plus belles provinces, et tant qu’ils n’en seront pas expulsés, il n’y aura pour l’Espagne ni repos, ni prospérité. Ce qu’aucun homme d’État n’a encore osé tenter, je le ferai, moi, don Sandoval y Royas… comte de Lerma.

Il s’arrêta, sourit orgueilleusement, et regardant autour de lui pour s’assurer qu’il était bien seul… il ajouta lentement et à voix basse : moi ! roi d’Espagne !

Puis, reprenant la suite des idées que ce mouvement d’orgueil et ce retour sur lui-même avait un instant interrompue,

— Oui, se dit-il, c’est une entreprise qui demande de l’habileté… de l’audace… du temps ! du temps surtout ! et j’en ai… oui, j’en ai, continua-t-il avec confiance, le roi est jeune, et nous régnerons longtemps !… J’y penserai, répéta-t-il plusieurs fois, j’y penserai ! et en attendant…

Il s’arrêta et écrivit sur ses tablettes : « Faire payer aux Maures de la Navarre les frais de la révolte… en les frappant d’un nouvel impôt… que l’on pourra étendre plus tard aux Maures de Valence et de Grenade… faire surveiller le barbier Aben-Abou, dit Gongarello, par l’inquisition, et, à la première occasion, le bannir de Pampelune et de la Navarre, peut-être mieux… si c’est possible, car il a des complices qui s’entendent et correspondent avec lui… la rapidité même de cette émeute le prouve évidemment. »

Puis, se levant et se promenant dans son cabinet, avec un air de contentement intérieur :

— Quel avantage pour un ministre, s’écria-t-il, de tout étudier, de tout compulser par lui-même… C’est ainsi, seulement, qu’on est sûr de ne pas être trompé… et que l’on peut, comme moi, tenir d’une main ferme les rênes du royaume.

Puis, jetant encore un coup d’œil sur les différents rapports, il vit une masse de plaintes adressées à tous les corrégidors de Pampelune par des bourgeois de la ville, curieux inoffensifs, se trouvant dans l’émeute pour leur plaisir, et réclamant leurs bourses, leurs chapelets, leurs chaines en or, ou leurs manteaux, qui avaient disparu à la faveur de la sédition : détails de police qui ne me regardent point, dit le ministre en souriant ; il poursuivit cependant et lut ce qui suit :

« On avait remarqué dans la foule plusieurs gens de mauvaise mine, agissant sur plusieurs points à la fois et ayant l’air de correspondre et de s’entendre avec un certain capitaine nommé Juan-Baptista Balseiro, qui leur donnait des ordres… gaillard d’autant plus suspect qu’au moment le plus chaud de la révolte, une entreprise audacieuse avait été tentée contre l’hôtel de Victoriano Caramba, trésorier de la couronne pour la ville de Pampelune. On a vu un homme dont le signalement ressemble beaucoup à celui du capitaine Juan-Baptista Balseiro sortir par le jardin de l’hôtel avec un de ses compagnons. Tous les deux portaient la caisse de Victoriano Caramba, qui heureusement était presque vide, grâce aux cent mille ducats que, l’avant-veille, Son Excellence le comte de Lerma avait fait tirer sur lui. »

— C’est vrai, se dit le comte, pour des dépenses à mon château de Lerma ; sans cela c’eût été pris ! j’ai sauvé cela à l’État.

Et, tout en s’applaudissant de ses talents politiques et financiers, le premier ministre de la monarchie fit comme le roi des Espagnes et des Indes, et se livra au sommeil.

Pendant ce temps, d’autres veillaient à sa porte et à celle du roi ; c’étaient les hallebardiers de Pampelune, militaires par hasard et bourgeois de leur état, qui n’osaient dire à quel point ils trouvaient disgracieux l’honneur de se promener dans le palais du roi, l’arme sur l’épaule, durant toute une nuit, au lieu de la passer tranquillement chez eux et dans leur lit.

Maître Truxillo surtout, de faction dans la grande galerie, semblait supporter avec plus d’impatience que tout autre la faveur dont il jouissait.

— De quoi vous plaignez-vous ? lui dit avec un accent goguenard une voix qui lui était bien connue, vous êtes dans l’exercice de vos droits.

— Quoi ! c’est vous ! s’écria le tailleur, vous, maître Gongarello, au palais !

— Moi-même, répondit le barbier avec résignation. Les honneurs sont venus m’atteindre malgré moi, et je les subis sans me plaindre.

— Vous, du moins, vous n’avez pas comme moi une femme que des dangers peuvent menacer en votre absence ; car je pense toujours à ma maison abandonnée !…

— N’est-ce que cela, répondit le malin barbier, rassurez-vous… vous avez des amis qui ne vous feront point l’injure d’aller loger ailleurs que chez vous !…

— Que voulez-vous dire ?

— Que c’est le brigadier du régiment de l’Infante, votre ancien hôte, Fidalgo d’Estremos, qui a apporté au gouverneur les ordres du roi…

Maitre Truxillo poussa un cri d’effroi, et voulut s’élancer hors du palais ; mais les portes en étaient fermées, et tous ses compagnons lui crièrent qu’on n’abandonnait point son poste quand il s’agissait de défendre les fueros et l’honneur du pays. Hélas ! en fait d’honneur, Truxillo ne pensait qu’au sien, et il poussa un profond soupir.


IV.

le capitaine juan-baptista balseiro.

Maitre Truxillo ne fut pas le seul qui passa une mauvaise nuit.

Piquillo était depuis plusieurs heures renfermé dans la chambre à coucher souterraine qu’on lui avait donnée à l’hôtellerie du Soleil-d’Or. L’hôtelier, retenu au palais par ses fonctions civiques, n’avait pu, à son grand regret, rentrer chez lui, et Coëllo son majordome, maître en chef en son absence, décida qu’il était convenable de boire à la santé du patron et à sa nouvelle dignité. Il avait donc convié tous les gens de l’hôtel à manger les reliefs de la journée, ce qui pa-