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piquillo alliaga.

raissait assez juste. Après avoir donné à dîner à tout le monde, il est bien permis de penser à soi. Mais nul ne songeait au pauvre Piquillo, qui, bien des fois déjà, avait fait le tour de la cave où il était retenu comme prisonnier d’État. Aucune issue, qu’une porte cadenassée et verrouillée ; point d’autre jour que celui qui venait d’un soupirail étroit, fermé par un barreau de fer ; enfin aucun meuble, si ce n’étaient deux vieux tonneaux, jadis pleins d’un assez bon vin de benicarlo, qui avait servi autrefois à l’hôtelier à faire six ou sept pièces de xérès ou d’alicante.

Après avoir cherché à ébranler la porte qui résistait à ses efforts, crié vainement et appelé à son secours, Piquillo s’était assis sur une des futailles, et là, s’il faut le dire, tout son courage l’avait abandonné ; notre héros s’était mis à pleurer ! Mais quel héros est sans faiblesse, et puis le nôtre n’avait pas soupé, et son déjeuner du matin était depuis longtemps oublié, grâce à l’exercice et aux manœuvres militaires de la journée. Il pleurait donc, et de plus, quoiqu’il ne fût pas peureux de son naturel, l’obscurité où il se trouvait lui inspirait une terreur dont il ne pouvait se défendre. Tout à coup il entendit de grands cris, et crut sa dernière heure arrivée ; c’étaient le majordome et les gens de la maison échauffés par la bonne chère et par le vin du patron.

Assis autour d’une grande table dans la plus belle salle de l’hôtel, ils se faisaient servir par Juanita, avec qui nous avons déjà fait connaissance, jeune fille d’une douzaine d’années, vive, accorte, et pas fière, commandée et grondée par tout le monde, et dans ce moment encore servante des serviteurs.

— Va nous chercher à la cuisine, lui cria le majordome d’un ton de maître, ces deux perdrix intactes qui sont revenues de la salle numéro 9 ; les convives devaient être des amoureux, car ils ne mangeaient pas.

Le moindre amphitryon a ses flatteurs, et cette saillie du majordome excita un long murmure d’approbation… C’est ce bruit qui avait effrayé Piquillo ; il tressaillit, et prêtant une oreille attentive, il écoutait encore. Soudain un rayon de la lune vint par l’étroite ouverture qui donnait sur la cour, éclairer son cachot, lumière soudaine qui fut un instant éclipsée par un corps étranger, lequel s’approcha doucement du soupirail, y resta un instant, puis s’enfuit rapidement, et une perdrix tomba, toute rôtie, aux pieds de Piquillo.

— Je vous jure, monsieur le majordome, disait un instant après, dans la salle à manger, une douce voix de jeune fille, je vous jure qu’il n’y en avait qu’une.

— C’est bien étonnant, dit Coëllo, j’en avais mis deux de côté… à moins que ces messieurs… et son œil défiant faisait le tour de la table ; mais parmi les garçons et marmitons du Soleil-d’Or aucun ne pouvait raisonnablement être soupçonné d’un trait d’indélicatesse et d’égoïsme pareil.

Piquillo eut donc à souper comme il avait eu à déjeuner, par les soins de Juanita et aux frais de l’ennemi, chez lequel il se trouvait ainsi logé et nourri. Il l’eût volontiers dispensé du logement, et son esprit inventif se mit à en chercher les moyens. Le soupirail était bien étroit et un barreau de fer le rétrécissait encore de moitié ; mais Piquillo était si maigre et si chétif, qu’il lui semblait pouvoir, sans beaucoup de peine, quoiqu’il eût soupé, passer par cette étroite ouverture ; le difficile était d’y atteindre, mais un bon repas et l’amour de la liberté doublent les forces, et le prisonnier parvint avec des efforts inouïs à placer les deux feuillettes vides l’une sur l’autre. Il monta alors à l’escalade, et, non sans se meurtrir rudement, non sans se déchirer la figure, il vint à bout de passer entre le barreau et le mur sa tête, qui bientôt entraîna le reste du corps. Le prisonnier se trouva ainsi dans la cour de l’hôtel.

Piquillo, mendiant et vagabond, n’avait aucune idée de religion et de morale ; il ne connaissait Dieu que par les jurons qu’il entendait chaque jour et où son nom se trouvait mêlé ; cependant, malgré lui et sans savoir pourquoi, un instinct ou un besoin de reconnaissance le fit tomber à genoux. Quoique ses lèvres ne proférassent aucune parole, quoique son cœur n’adressât au ciel aucune action de grâce, c’était là une prière, une prière ardente et pure, qui s’éleva sans doute jusqu’au trône de l’Éternel.

Le prisonnier était sorti de son cachot, mais non pas de l’hôtel, et la cour où il se trouvait était entourée de murailles si hautes qu’il ne pouvait espérer en atteindre le chaperon, encore moins redescendre de l’autre côté dans la rue.

Piquillo, déconcerté et découragé, ne trouvait rien, n’inventait rien. Il était de nouveau tombé dans l’abattement, et calculait avec désespoir qu’il n’avait fait que changer de prison, et que personne désormais ne pouvait lui venir en aide. Il se trompait… son cœur lui avait fait deviner Dieu ; sa générosité lui avait donné un ami, et lui, qui le matin n’avait rien, venait d’acquérir en un jour deux trésors, deux consolations : la religion et l’amitié.

Il vit tout à coup apparaître au haut du mur une ombre, puis, un rayon de la lune sortant des nuages éclaira une tête brune qui regardait dans la cour avec attention et prudence… Ô bonheur ! c’était Pedralvi ! Piquillo voulut crier ; un geste de son ami lui fit sigue de garder le silence, et un instant après le bohémien était à califourchon sur le mur, s’efforçant de tirer à lui une petite échelle longue et légère qui lui avait servi à gravir jusque-là. L’échelle enlevée, non sans peine, fut bientôt mise en travers du mur, puis descendue du côté de la cour, et Piquillo, après l’avoir assujettie, monta à son tour jusqu’au faite du mur où Pedralvi l’attendait. Voici donc les deux amis l’un près de l’autre, face à face, et tous deux à cheval sur le chaperon, s’embrassant, se félicitant et s’interrogeant.

— C’est toi, Pedralvi, toi qui viens à mon secours !

— Eh bien ! tu m’avais sauvé, j’en fais autant.

— Et si je n’avais pas été par bonheur dans cette cour ?

— Je t’aurais cherché ailleurs.

— Mais j’étais dans la cave.

— J’y serais descendu… Je te savais prisonnier dans l’hôtel, cela suffisait… et, n’importe comment, je t’aurais délivré.

— Et si on t’avait pris ou battu ?

— Cela me regardait ! Depuis le commencement de la nuit je suis là dans la rue.