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piquillo alliaga.

sur ses pas et l’avait ramené ainsi au secours d’Aïxa. Nous ne pouvons quitter le château de Santarem sans avoir le résultat des recherches du corrégidor.

Il était monté avec Aïxa à un des appartements d’honneur du second étage ; il entra dans la chambre où devait reposer le seigneur Yézid. Il ne l’y trouva pas ; l’appartement de don Fernand était également désert, et au grand étonnement du corrégidor, il fut impossible de trouver dans tout le château la moindre trace de leur séjour ou de leur passage. Privé ainsi d’un prisonnier sur lequel il comptait, le désappointé Josué Calzado redescendit à la chambre à coucher d’Aïxa pour s’emparer au moins de Piquillo et l’appréhender au corps ; mais celui-ci avait également disparu. Alors, et dans le dernier degré de la fureur, le magistrat ordonna à son neveu Pacheco, le greffier, et à ses gens de traîner devant lui sa seule capture, son seul dédommagement, le capitaine Juan-Baptista, sur lequel allait retomber tout le poids de sa colère et de sa justice. Au bout de quelques minutes, le jeune greffier rentra avec l’air hébété et étonné qui lui était habituel.

— Eh bien, mon neveu ? dit le corrégidor en se dressant devant lui comme un point d’interrogation.

— Eh bien, mon oncle, personne !

— Personne répéta le magistrat anéanti et comme frappé d’un coup au-dessus de ses forces. Soudain il regarda son neveu. Un rayon d’espoir brilla dans ses yeux. On l’entendit murmurer le mot : Imbécile ! puis s’écrier : Si on ne voyait pas tout par soi-même ! et il s’élança dans l’appartement voisin.

La chambre où l’on avait emprisonné momentanément le capitaine avait deux croisées donnant sur le parc. Malgré la douleur horrible que devait lui causer sa blessure, il avait arraché les longs et solides rideaux de damas qui décoraient cet appartement ; avec son bras droit et avec ses dents, il les avait attachés au balcon de fer, qui n’était pas très-éloigné du sol, et s’était ainsi laissé glisser jusqu’à terre, en s’aidant d’un seul bras ; mais auparavant, et pour établir sans doute un lest convenable, il avait eu soin de décrocher la montre, les bagues, les bijoux, tout ce qui se trouvait dans l’appartement qu’il abandonnait. Il y a une comédie de Calderon intitulée : De trois choses en ferez-vous une ? Josué Calzado, qui vivait de son temps, la lui a peut-être inspirée. Des trois prisonniers qu’il espérait (Juan-Baptista, Piquillo et Yézid), le corrégidor n’avait pu en réaliser aucun ; en revanche, le jeune duc, le nouveau marié sur lequel il devait veiller, était bien décidément mort. C’est ainsi que le corrégidor mayor de Tolède exécuta la mission extraordinaire et importante pour laquelle le ministre l’avait envoyé exprès au château de Santarem.


XLI.

le couvent.

On a vu, dans le chapitre précédent, que la nuit était déjà avancée quand don Fernand et le corrégidor, frappant à l’appartement d’Aïxa, avaient forcé Piquillo à s’éloigner. Celui-ci, muni de la eté que sa sœur lui avait remise, s’était trouvé au milieu du parc, et avait naturellement suivi l’allée principale qui s’offrait à lui. Elle était fort longue et il s’avançait en regardant avec précaution autour de lui, quand il découvrit près d’un massif l’horrible spectacle qui avait déjà frappé les yeux de don Fernand d’Albayda.

C’était un homme baigné dans son sang, et les rayons de la lune lui montrèrent des traits qu’il connaissait trop bien.

D’abord, le matin, à l’église, au moment de ce fatal mariage, il avait vu le duc, et puis sa ressemblance si grande et si frappante avec Juan-Baptista ne pouvait lui laisser aucun doute. Sans s’expliquer les causes d’un pareil événement, il comprenait de quelle importance il était d’en informer d’abord et avant tout sa sœur Aïxa. Et malgré les dangers qui le menaçaient lui-même, il revint sur ses pas. Une des fenêtres de l’appartement de la nouvelle duchesse donnait sur le parc ; il vit cet appartement éclairé et distingua à travers les rideaux les ombres de plusieurs personnes. Il n’osa pas alors se servir de la eté qu’il avait gardée ni pénétrer par le petit escalier de la chambre d’Aïxa. Il attendit, errant dans le parc, se cachant dans les massifs épais, revenant de temps en temps regarder à la fenêtre si les lumières étaient éteintes, si Aïxa était seule, s’il pouvait sans bruit arriver jusqu’à elle.

Tout à coup il vit cette fenêtre s’ouvrir, et une femme, pâle et échevelée, s’élancer pour se précipiter. C’était Aïxa ! Et derrière elle il vit Juan-Baptista ! Piquillo gravit le petit escalier, ouvrit le panneau dans la boiserie, et se trouva en un instant près de sa sœur pour la défendre, pour la sauver. On sait le reste.

Maintenant il se trouvait seul, rêvant aux événements de la nuit, se demandant ce qu’il allait devenir. Quels seraient désormais son but et sa vie ? Son but jusqu’alors avait été l’amour d’Aïxa. Son existence, c’était elle ! il ne lui restait rien, pas même l’espoir ! Le même jour avait vu la jeune fille esclave et libre ; ce mariage, formé par la contrainte, était brisé. Elle était de nouveau maîtresse d’elle-même !

— Mais qu’importe ! s’écriait Piquillo en sanglotant… perdue à jamais… perdue pour moi ! Et alors il voulait de lui-même se livrer à ses ennemis et aux bourreaux qui le poursuivaient. Il voulait mourir ! et puis il rougissait de sa lâcheté et de sa faiblesse, il se disait que ses jours, inutiles à lui-même, pouvaient être utiles à Aïxa, à Yézid, à d’Albérique, à tous les siens. En ce moment même Yézid n’était-il pas en danger ?… Si, comme l’avait dit devant lui Juan-Baptista (et tout lui prouvait que c’était la vérité), si Yézid s’était battu avec le duc de Santarem et l’avait tué, il n’y avait point pour lui de grâce à espérer, il y allait de sa vie, et Piquillo jurait de la défendre, oubliant que ses jours à lui-même et sa liberté étaient menacés. — Oui, se disait-il, c’est pour Yézid, c’est pour mon frère que je dois me dévouer.… c’est pour le sauver qu’il faut vivre. Et il rêvait qu’il lui serait facile d’arriver à Madrid, de s’y cacher… où ?… dans quel lieu ? dans quel asile ?

Cet asile, il pensa qu’il pourrait pendant quelques jours le trouver chez la senora Urraca, sa grand-mère ; qu’il attendrait là, en secret et en sûreté, le retour d’Aïxa