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piquillo alliaga.

M. le duc de Santarem blessé ! et moi qui devais le protéger !

— Épargnez-vous ce soin, lui dit froidement Aïxa ; ce n’est point le duc de Santarem.

— À d’autres, senora ! où serait donc alors le véritable duc ?

— Dans le parc, dit Piquillo. Envoyez vos gens près le troisième massif de la grande allée ; vous le trouverez mort… mort depuis hier soir !

— Ce n’est pas possible ! dit le corrégidor en pâlissant. Allez, Pacheco, allez voir. Que serait donc alors celui-ci (et il montrait Juan-Baptista), celui-ci que mon neveu, que madame la duchesse, que tout le monde a reconnu ?

— Celui-ci, poursuivit Piquillo, est un fourbe, un imposteur, le capitaine Juan-Baptista.

— Juan-Baptista ! cria le corrégidor en le regardant avec étonnement ; lui que l’archevêque de Valence m’a ordonné d’arrêter !

— Lui-même, continua Piquillo ; lui qui, sachant qu’il y avait ici une noce, une fête, ne s’est introduit dans ce château qu’avec des idées de vol ou d’assassinat ! lui, dans ce moment, capitaine d’infanterie et dernièrement alguazil.

— Alguazil ! s’écria le corrégidor, ainsi que tous les alguazils véritables qui l’environnaient. C’est bien cela ! c’est lui qui a osé se jouer de ce qu’il y a de plus respectable au monde, des archevêques !

— Et des alguazils ! s’écrièrent ses compagnons.

Juan-Baptista vit qu’il était perdu, que ce dernier crime-là surtout serait sans rémission. Mais il n’était pas homme à abandonner la partie sans vengeance.

— Eh bien oui, s’écria-t-il, puisqu’il ne me reste qu’un bras disponible et que je ne peux vous étrangler tous, damné corrégidor, vous et vos acolytes, c’est moi, Baptista ! qui suis encore assez généreux pour rendre un service, car si je ne prenais pas de temps en temps la peine de faire votre état, vous ne pourriez jamais vous en tirer. Celui qui est mort et bien mort est le duc de Santarem ; son meurtrier, qui dort là-haut tranquillement, est Yézid d’Albérique, et celui-ci (il montrait Piquillo), je vais vous apprendre qui il est. Nous jouons dans ce moment une partie ensemble une partie dont il a gagné la première manche, dit-il en regardant celle de son habit qui était ensanglantée, mais je le retrouverai et je compte bien gagner la seconde. Pour commencer, apprenez, corrégidor stupide, que c’est le Maure Piquillo.

— Lui, dit Calzado, dont l’étonnement redoublait à chaque instant.

— Lui ! qui s’est enfui au moment d’être converti, reprit en riant le capitaine, lui, dont votre incompréhensible archevêque veut faire un chrétien, mort ou vif.

— Ce n’est pas vrai ! dit Aïxa, effrayée du danger auquel Piquillo s’était exposé pour elle… ce n’est pas vrai, monsieur le corrégidor, cet homme vous trompe encore ; c’est un imposteur qui veut vous compromettre par de fausses démarches.

— C’est ce que nous verrons, dit le corrégidor, qui dans ce moment ne savait plus ce qu’il devait croire. Son trouble redoubla encore, quand il vit entrer son neveu en désordre et les traits bouleversés,

— Eh bien ! qu’y a-t-il encore !… parle, parle donc !

— Cette fois ce n’est que trop vrai, dit le jeune greffier avec une horreur indéfinissable ; j’ai constaté moi-même le fait. Ils étaient deux… deux ducs de Santarem existants, dont un est mort…

— Qu’est-ce que je vous disais ? s’écria Juan-Baptista. Par saint Thomas, votre patron, me croirez-vous enfin, incrédule corrégidor ?

— Je ne croirai plus rien que mes yeux et mes oreilles, et encore !… Venez avec moi, dit-il aux alguazils et à son neveu. Allons d’abord voir et interroger ce jeune homme d’hier, ce Yézid… Mais avant tout… je ne laisserai point ces deux hommes ensemble. Celui-ci, qui est blessé (et il montrait Juan-Baptista), conduisez-le dans la pièce voisine de celle-ci… Bien. Fermez la porte à double tour, et donnez-moi la clé… à moi… elle ne me quittera pas. Quant à vous, senora, daignez me conduire vous-même à l’appartement occupé par le seigneur Yézid d’Albérique.

— Je suis à vos ordres, monsieur le corrégidor, dit Aïxa en cherchant à cacher son inquiétude et ses craintes, non pour Yézid, qui ne risquait plus rien, mais pour Piquillo ; je suis prête a vous conduire, mais j’espère qu’avant tout vous allez rendre à la liberté ce jeune homme, qui est un ami, un protégé de don Fernand d’Albayda.

— Madame la duchesse, dit le corrégidor, nous allons d’abord en causer avec le seigneur don Fernand, puis j’en écrirai au duc de Lerma en lui envoyant dès ce matin ce jeune prisonnier.

Aïxa tressaillit. Piquillo était perdu.

— D’ici là, poursuivit le magistrat, je prierai le jeune cavalier de vouloir bien, avec votre permission, madame la duchesse, nous attendre dans cette chambre, dont nous allons, par précaution, fermer la porte sur lui.

Aïxa respira, Piquillo était sauvé.

— Je n’ai rien à répondre, dit la jeune fille ; partons, monsieur le corrégidor.

Avant de sortir, elle tourna les yeux vers Piquillo, et ensuite vers la boiserie à l’endroit ou était la porte secrète, puis elle adressa à son frère, à celui qui venait de la sauver, un regard d’éternelle amitié. C’était le seul remercîment qui lui fût possible.

Piquillo entendit se fermer la porte principale.

Tout le monde était parti. Il était seul. Il regarda autour de lui et contempla quelques instants la chambre d’Aïxa, ce lieu où il avait éprouvé un bonheur si grand et une si horrible douleur. Le bonheur avait passé comme un éclair, et la douleur devait durer toute sa vie. Mais il ne se plaignait plus de son sort ; il bénissait le ciel, qui lui avait permis, dans ce lieu même, de sauver de la honte et du déshonneur son amie, sa sœur… oh ! plus encore peut-être !… Mais il ne voulut point s’arrêter à cette idée, et se rappelant le dernier regard, le dernier ordre d’Aïxa, il fit glisser le panneau de la boiserie, descendit l’escalier, ouvrit la porte qui donnait sur le parc, et s’élança à grands pas dans la campagne aux premiers rayons du jour qui commençait à paraître.

Nous dirons plus tard ce qui l’avait forcé à revenir