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piquillo alliaga.

Cependant Piquillo était resté immobile, le front couvert de rougeur, et de la main qu’il tenait cachée dans sa poitrine, il froissait son cœur en proie au remords :

— Ingrat, se disait-il en comparant le duc d’Uzède à Albérique, tu allais renier celui qui t’a reconnu et adopté ! Quand tu avais besoin de lui, quand il t’accablait de sa tendresse et de son or… tu le nommais ton père, tu étais heureux et fier de lui appartenir ! et lorsque ton intérêt… l’intérêt de ton amour et de ton bonheur exige que tu l’abandonnes, tu te persuades qu’il ne t’est plus rien, que vos liens sont rompus ! tu n’es plus son fils !… tu lui préfères un infâme qui te méprise et qui te repousse !.. Ah ! s’écria-t-il en se jetant à genoux, Albérique, mon père, Yézid, mon généreux frère, pardonnez-moi ! Aïxa est ma sœur ! elle doit l’être ; c’est comme telle qu’elle s’est jetée dans mes bras ! et vous tous, mes seuls amis, ma vraie famille, que je sois à vous par le sang ou par la reconnaissance, il ne m’est plus permis de vous abjurer.

Piquillo rentra lentement dans sa cellule, s’y enferma, et, regardant autour de lui, s’aperçut alors avec désespoir qu’il était seul. Il était si accablé, si malheureux, qu’il avait besoin d’épancher son cœur et de dire ses peines. Si Escobar eût été là, il lui eût tout avoué, tout raconté ; car chaque jour le moine gagnait peu à peu dans son estime et dans sa confiance. Piquillo était donc assis près de son prie-Dieu. Un livre était là sous sa main, c’était l’Évangile, ce livre qu’Escobar lui avait dit être le livre de l’éternelle vérité. Le jeune novice l’ouvrit, et sur un morceau de papier il lut ces mots, écrits d’une main tremblante, et presque illisibles : « Défiez-vous des bons pères et surtout d’Escobar ! »

Qui donc lui envoyait ce conseil salutaire et mystérieux ? On était donc, en son absence, entré dans sa cellule ? mais on ne pouvait y pénétrer que par celle d’Escobar… C’était donc quelqu’un de la maison, et dans tout le couvent il ne connaissait personne qui lui voulût du bien, excepté Escobar, dont on lui disait de se méfier. Il rêva toute la journée à cet incident, et ses soupçons s’arrêtèrent sur un frère coupe-choux, Ambrosio, espèce d’hébété qui nettoyait les réfectoires et les cellules, et qui parfois sortait pour la quête ou pour les provisions. Il n’était pas impossible que Pedralvi, averti par Aïxa ou par Juanita, n’eût suivi ses traces et découvert sa retraite. Piquillo connaissait le courage, le zèle, l’activité du jeune Maure. Celui-ci avait peut-être abordé et questionné le frère Ambrosio dans ses sorties du couvent, peut-être même l’avait-il déjà gagné, et c’était par là que lui était parvenu ce bon avis, dont il ne risquait rien de profiter. Il se tint sur la réserve avec Escobar et chercha à rencontrer le frère coupe-choux ; mais celui-ci ne se trouvait pas sur le chemin de la bibliothèque, il n’y mettait jamais les pieds.

Piquillo se disait cependant que celui qui avait pénétré dans sa cellule y pouvait pénétrer encore, et qu’il irait d’abord visiter le livre qui avait servi déjà de messager ; il mit alors au même endroit, à la même place, en guise de signet, un petit papier sur lequel il écrivit ces mots ;

« Qui que vous soyez, donnez-moi des nouvelles de Yézid et d’Aïxa. »

Il sortit, se rendit à la bibliothèque, y resta quelques instants, puis, comme à l’ordinaire, se promena dans le cloitre, excepté que ce jour-là il trouva l’horloge du couvent d’une lenteur désespérante. Enfin, au bout d’une heure, il se glissa, le cœur plein d’espoir et de crainte, dans la cellule d’Escobar, qu’il fallait traverser pour entrer dans la sienne ! Personne ! le révérend venait de s’habiller, il était à vêpres. Rien dans la cellule de Piquillo n’avait été dérangé, mais on avait touché au livre saint. Il l’ouvrit et trouva ces mots :

« Yézid est arrêté et condamné, Aïxa est dans les prisons de l’inquisition. Ne songez qu’à vous. Silence, et attendez ! »

Ce billet était écrit d’une main plus ferme que le premier. On voyait que celui qui l’avait tracé avait eu ou moins peur, ou plus de temps à lui, ce qui s’expliquait par l’absence d’Escobar.

— Attendre ! dit Piquillo avec rage. Attendre ! rester sous les verrous d’une prison, quand tout ce que j’aime est en danger ; ce n’est pas possible… Je m’évaderai à tout prix ; ce qui peut m’arriver de plus terrible c’est d’être pris et de partager leur sort, et c’est tout ce que je demande.

Il descendit dans la cour du couvent. Plusieurs frères se promenaient. Il ne les regarda pas ; il regardait les murs, et de l’œil calculait leur hauteur. Vingt-cinq à trente pieds pour le moins et aucun moyen d’arriver au chaperon. Il y avait bien d’un côté de la cour une fenêtre au troisième étage qui donnait sur un petit toit, et ce toit arrivait au bord du mur. Il y avait de quoi se briser les os, et puis, arrivé au haut de ce mur, il fallait redescendre les trente pieds du côté de la rue.

Piquillo pensa à l’hôtellerie du Soleil-d’Or, à Pampelune ; et se rappelant cette première aventure de son enfance, il se disait :

— Si Pedralvi pouvait, comme alors, arriver cette nuit à mon aide avec une échelle !…

Vaine espérance ! ses yeux se reportèrent vers la terre avec découragement, et il aperçut dans un coin frey Ambrosio qui balayait la cour.

— Est-ce le ciel qui me l’envoie ?

Il s’approcha de lui, et dit à voix basse :

— Voyez-vous, frey Ambrosio, l’endroit du mur sur lequel le toit s’appuie ?

— Oui, je le vois, seigneur novice.

— Dites à Pedralvi que c’est le seul endroit praticable.

— Praticable, à quoi ? demanda frey Ambrosio.

— Il vous comprendra, dit Piquillo ; ne connaissez-vous pas Pedralvi ?

Frey Ambrosio le regarda d’un air tellement hébété qu’il devait être vrai.

— Me serais-je donc trompé ? dit Piquillo avec inquiétude.

En ce moment un homme traversait la cour, sortait de chez le révérend père Jérôme, et se dirigeait vers