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piquillo alliaga.

la loge du frère portier. Une petite veste de velours vert, ornée d’une profusion de boutons d’argent, serrait sa taille, et de chacune de ses poches sortait le coin d’un mouchoir blanc ; ses culottes, de la même étoffe que sa veste, avaient deux rangées de boutons depuis la hanche jusqu’aux genoux. Ses cheveux grisonnants étaient enveloppés dans une résille ; il portait à la même main un plat à barbe, où étaient couchés une serviette, une savonnette et une paire de rasoirs, et quoique seul, il parlait en marchant.

— C’est Gongarello ! se dit Piquillo, muet de joie et de surprise, et sans songer à ce qu’il faisait, il courut à lui. Gongarello venait de franchir la grille, mais en se retournant, il aperçut de l’autre côté des barreaux le novice qui lui tendait les bras. Le barbier effrayé lui fit un geste qui voulait dire : Silence ! vous nous perdez !

Et il s’enfuit.

— C’était lui ! plus de doute ! s’écria Piquillo. Comment ne l’avais-je pas deviné !

Il apprit, en effet, du premier frère qu’il interrogea, que Gongarello, autrefois persécuté par les dominicains et par l’inquisition, avait eu pour cela même la pratique du couvent ; que, pour distinguer les révérends pères de la foi des Dominicains et des autres ordres religieux, le père Jérôme, par une innovation hardie, avait décidé qu’ils auraient le menton uni et rasé. Et chaque frère se conformait par lui-même à la règle établie, excepté le supérieur et le prieur, qui, vu leurs nombreuses occupations, avaient le privilège de se faire faire la barbe. Aussi, tous les deux jours, le seigneur Gongarello, dont les matinées étaient consacrées aux pratiques de la ville, se rendait avant ou après vêpres dans la cellule d’Escobar et du père Jérôme. Tout était expliqué pour Piquillo. Il n’avait pas encore vu Gongarello, parce que l’heure de sa visite était celle où lui, Piquillo, travaillait dans la bibliothèque ; mais le barbier l’avait aperçu, ou avait appris son aventure, laquelle devait s’être répandue dans la ville d’Alcala de Hénarès. Le barbier, avant d’accommoder Escobar ou après l’avoir rasé, s’était probablement trouvé seul un instant et en avait profité pour entrer dans la cellule de Piquillo et lui écrire à la hâte le peu de mots qu’il avait trouvés dans ce livre de prières. Il était désolé de n’avoir pu parler à Gongarello, qui, vu ses habitudes et son dévouement, n’aurait pas demandé mieux, mais peut-être était-ce un bonheur ; cet entretien en plein air et dans la cour du couvent eût fait naître des soupçons. D’un autre côté, et puisque le barbier ne venait que tous les deux jours, il devait encore attendre quarante-huit heures, lui qui n’avait pas de temps à perdre ; force lui fut de prendre patience.

Le surlendemain il se garda bien d’aller à la bibliothèque, et, en effet, il entendit le barbier entrer en fredonnant un alleluia dans la cellule d’Escobar ; mais celui-ci, soit par défiance de voir Piquillo rester chez lui, on soit seulement par décence et sentiment de pudeur, ferma la porte de communication pendant tout le temps que dura sa toilette, et congédia le barbier sans que ce dernier, malgré tous ses efforts, pût trouver un prétexte pour pénétrer dans la cellule du novice. Il voulait, avant de sortir, y serrer les affaires de barbe du révérend père ; mais Escobar l’arrêta, lui défendant de déranger le jeune frère, qui sans doute était resté pour travailler, puisqu’il en avait oublié sa visite ordinaire à la bibliothèque.

Piquillo, qui avait entendu cette conversation, en conclut que s’il restait encore le surlendemain dans sa cellule, il exciterait infailliblement les soupçons du prieur, et cependant il ne pouvait attendre plus longtemps. Il fallait qu’il vît Gongarello et qu’il s’entendit avec lui par mots, par regards ou par gestes. Il prit alors un grand parti.

— Mon frère, dit-il à Escobar, j’ai refusé, il y a une quinzaine de jours, de me laisser couper les cheveux… Je crois que j’ai eu tort et je change d’idée.

— À merveille, s’écria Escobar avec joie. Le bon grain commence donc enfin à germer… Vous avez là une bonne pensée pour nous !

— Vous pourriez vous tromper…

— Non ! je vois ce que cela veut dire.

— Cela veut dire que ces cheveux sont d’une longueur démesurée et me tiennent trop chaud en tombant sur mes épaules.

— Ah ! dit Escobar d’un air triomphant, vous ne voulez point céder encore, et vous cherchez des prétextes. Très-bien… très-bien ! Nous admettons les restrictions et les capitulations…… Peu nous importe ! pourvu que vous vous rendiez, et vous vous rendrez, mon cher fils.

— Je ne le crois pas, mon révérend.

— Vous viendrez à nous, et comme je le désire… de vous-même !

— Ce ne sera pas de sitôt, du moins, et en attendant, je vous prie, veuillez avertir pour demain le barbier du couvent.

— Votre volonté sera faite, mon fils.

Piquillo ne dormit pas de la nuit, et la matinée du lendemain lui parut bien longue. Enfin deux heures sonnèrent, et pour comble de bonheur, Escobar avait quitté sa cellule. Piquillo se trouvait seul dans la sienne, il pourrait donc entretenir le barbier à loisir et sans témoin. Des pas retentirent dans le corridor. Il entendit ouvrir la porte de la chambre d’Escobar ; dans son impatience, il courut ouvrir la sienne, et sa physionomie joyeuse s’allongea singulièrement, en voyant entrer Escobar, qui lui dit d’un air grave :

— Le révérend père Jérôme vous attend à deux heures et demie dans son oratoire, il désire vous parler.

— Sur quel sujet, mon père ?

— Nous avons encore une demi-heure d’ici là, et dans votre intérêt, je vais vous prévenir en confidence de ce dont il s’agit.

Piquillo tressaillit d’impatience et de rage. Le révérend prit tranquillement un fauteuil en bois, et il allait s’asseoir quand Gongarello entra. À la vue du prieur, il parut aussi contrarié que Piquillo.

— Ah ! dit Escobar en apercevant le barbier. Je l’avais oublié… Mais que je ne vous dérange pas, faites comme si je n’étais pas là.

Il s’assit et prit un livre, qu’il se mit à lire attentivement, s’interrompant seulement de temps en temps pour voir si l’ouvrage du barbier avançait.

Gongarello, qui s’était muni de tout ce qui était né-