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piquillo alliaga.

cessaire, avait enveloppé le corps et les bras du novice dans un peignoir, et tout en s’occupant de cette opération, il tournait le dos au prieur et regardait avec désolation Piquillo, dont les yeux lui disaient :

— Quel malheur qu’il soit là !

— Est-ce qu’il ne s’en ira pas ? disaient les yeux du barbier.

— Non, répondaient ceux de Piquillo.

Le barbier, désolé, et toujours tournant le dos au prieur, montra lestement une petite lettre qu’il cachait dans sa main. Mais comment la prendre ? Piquillo, embarrassé dans son peignoir, n’était plus maitre de ses mouvements, et ses mains surtout n’étaient pas libres.

— Eh bien, dit Escobar en levant les yeux, nous hâtons-nous ? le révérend père Jérôme va nous attendre.

— Nous voici à l’œuvre, répondit le barbier.

Les boucles de cheveux commencèrent à tomber sous ses ciseaux ; elles roulaient sur les épaules de Piquillo et de là jusqu’à terre ; mais la lettre restait toujours entre les mains de Gongarello, qui, placé derrière le novice, avait juste en face de lui Escobar. Celui-ci lisait, il est vrai, mais à chaque instant il levait les yeux, et il eût pu surprendre le moindre geste, ce qui déconcertait horriblement le barbier, lequel était peureux, comme on sait, et quand il avait peur, il était maladroit. Il comprit son insuffisance, il sentit qu’il n’aurait jamais la présence d’esprit, le sang-froid et l’agilité nécessaires pour glisser cette lettre en présence même et sous les yeux du prieur ; et comme les généraux qui désespèrent d’enlever une position, il prit le parti de la tourner.

Il quitta brusquement Piquillo, qu’il tenait par les cheveux, et courut à une petite table placée dans un coin de la cellule, pour prendre son peigne qu’il y avait laissé. Sur cette table était une écritoire, des papiers épars et un large sablier qui marquait les heures. En feignant de bouleverser les papiers pour trouver l’arme qu’il cherchait, il leva d’une main le sablier, et de l’autre glissa dessous le billet qu’il tenait.

Piquillo, qui le suivait des yeux, ne perdit pas un seul de ses mouvements.

Escobar, enfoncé dans son fauteuil, lisait toujours.

Le barbier ravi revint à son ouvrage. Il avait retrouvé son peigne, qu’il tenait fièrement à la main et qu’il affectait de montrer.

Escobar leva les yeux, et les rebaissa tranquillement sur son livre.

Au bout de quelques minutes de silence, le barbier s’écria :

— C’est fini !

— Tant mieux, dit le prieur à Piquillo, venez vite, car le révérend père Jérôme nous attend.

— Vous croyez ? dit Piquillo avec anxiété.

— J’en suis sûr. La demi-heure est écoulée… voyez plutôt à ce sablier.

— Vous avez raison, s’écria Piquillo avec effroi, en voyant le prieur avancer la main vers l’horloge de sable qui cachait son secret ; et se levant vivement :

— Je suis prêt à vous suivre !

— Le prieur et le novice sortirent les premiers ; le barbier les suivit et descendit avec eux l’escalier. Tous les trois traversèrent la cour : Piquillo et son guide pour se rendre chez le supérieur, Gongarello pour retourner à sa boutique ; mais avant de franchir la grille, il jeta sur son jeune ami un dernier coup d’œil qui lui recommandait de nouveau la prudence et la discrétion.

Le père Jérôme, renfermé dans son oratoire, fit attendre assez longtemps Piquillo, dont rien n’égalait l’impatience ; enfin on donna ordre de le faire entrer.

Le père Jérôme était de médiocre stature, de la même taille à peu près que Piquillo, mais l’habitude du commandement le grandissait. Son front grave et sévère était ridé par la méditation. Il y avait dans ses yeux baissés une humilité orgueilleuse ; dès qu’il les levait, l’orgueil dominait.

Il regarda quelque temps avec satisfaction la robe que portait Piquillo et surtout ses cheveux nouvellement coupés.

— C’est bien, mon frère, dit-il lentement, très-bien ! Pourquoi faut-il qu’à ces éloges je sois forcé d’ajouter un reproche… ou plutôt un conseil ?

— Lequel, mon père ? dit vivement Piquillo, qui avait hâte d’en finir et de retourner chez lui.

— Vous avez hier tenté de détourner de son devoir un de nos frères qui, grâce au ciel, est incorruptible. Dieu, dans sa bonté, ne l’a doué d’imbécillité que pour le mettre à l’abri de toute captation.

— Frey Ambrosio, je vous le jure, m’a mal compris !

— Il n’a rien compris, mon fils. Il est venu seulement me raconter ce que vous lui avez dit. J’ai cru y voir de votre part un projet d’évasion… je désire me tromper. Mais si telle est votre pensée, j’ai à vous prévenir des dangers auxquels elle vous exposait.

— Je vous écoute, mon père, dit Piquillo, désolé de l’onction paternelle ou plutôt de la lenteur avec laquelle le révérend lui parlait. Celui-ci continua :

— Les membres du saint-office, les dominicains, nos frères et nos ennemis en Dieu, ne se contentent point de la promesse que nous leur avons faite en vous donnant asile ; ils ont tellement peur que nous ne vous laissions échapper, que ce couvent est constamment entouré par leurs affidés. Et tenez, dit-il en le menant à une fenêtre de son oratoire qui donnait sur la rue, ne voyez-vous pas cette escouade d’alguazils qui, même en plein jour, fait sa ronde autour de nos murs, à plus forte raison la nuit ?

Piquillo frémit, car le révérend disait vrai. Le révérend poursuivit :

— J’espère que le frère Escohar a rempli mes intentions ; il a dû vous dire, et je m’empresse de le répéter, que vous n’avez besoin de chercher à gagner ni frey Ambrosio, ni aucun de nos frères ; si la captivité où nous vous tenons vous paraît intolérable, si à la règle paisible et studieuse de notre couvent, si à nos soins paternels, vous préférez les tortures de l’inquisition, vous êtes libre, vous n’avez qu’un mot à dire, ces grilles vont s’ouvrir devant vous.

— Mon père, dit Piquillo, qui avait hâte de terminer l’entretien, je n’hésite point… je n’ai jamais hésité entre vous et mes persécuteurs, entre ceux qui voulaient me donner la mort et ceux qui m’ont donné asile. J’aurais trouvé peut-être plus généreux, plus