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piquillo alliaga.

— Et pourquoi, madame ?

— Je n’oserais pas, dit la reine avec une expression que Juanita ne put comprendre.

— Ce pauvre jeune homme va donc mourir ?

— Mourir ! reprit la reine avec terreur ; ne m’as-tu pas dit qu’il était en sûreté ?

— N’est-ce pas mourir, que de ne plus voir un rayon de soleil, que de passer sa vie dans quelque cachot ! Allez, allez, je sais ça ; autant être rayé du nombre des vivants ! et s’il n’y peut pas tenir, s’il veut absolument entrevoir la lumière du jour, et mieux encore, revoir ceux qu’il aime…

La reine tressaillit.

— S’il se hasarde à sortir et qu’il soit pris, il faudra donc qu’il meure, et je dirai donc à sa sœur que Votre Majesté a refusé de le sauver, qu’elle l’a abandonné à ses bourreaux !

— Non, non, dit la reine, cherchant vainement à cacher son trouble ; mais comment faire ? On annonça le duc de Lerma.

— Ah ! dit Juanita à voix basse, vous voyez bien que le ciel vous envoie la grâce de Yézid. Le ministre ne pourra la refuser à Votre Majesté.

Juanita ne comprenait pas que le difficile était de la demander.

Le duc entra. Il venait prendre les ordres et les invitations de la reine, pour le spectacle de la cour. On devait donner pour la dernière fois un ouvrage nouveau de Calderon, monté avec la plus grande magnificence, car le duc ne savait quel moyen employer pour amuser le roi, le distraire de sa passion et lui faire pendant quelques instants oublier Aïxa.

Jamais la reine, qui du reste était assez froide avec le ministre, n’avait été pour lui plus prévenante, plus affable et plus gracieuse ; mais, à la grande surprise de Juanita, qui était restée debout à l’écart dans un coin, elle n’abordait point la question principale et ne parlait point d’Yézid !

— Je sais, monsieur le duc, combien vous protégez la littérature et les arts. Je me plais à reconnaitre qu’ils vous doivent beaucoup… et que jamais ils n’ont brillé de plus d’éclat que sous votre administration.

— Votre Majesté est trop bonne, dit le ministre en s’inclinant.

— Je voulais vous demander, monsieur le duc…

— Enfin, se dit Juanita, nous arrivons à Yézid.

— Je voulais vous demander… continua la reine avec embarras… si ce n’est pas à vous… à vos encouragements que nous devons Calderon de la Barca.

— Oui, madame… j’ose me flatter de l’avoir attiré à la cour, où il a passé les plus belles années de sa jeunesse et composé ses plus beaux ouvrages. Nos grands seigneurs et nos grandes dames lui ont fourni non-seulement des spectateurs, mais encore les personnages et souvent même le sujet de ses pièces.

— Et quelle est celle qu’on donne demain… quel en est le titre ?

Le Feu caché sous la cendre ou l’Amour secret, dit le ministre.

— Je vous remercie, monsieur le duc, dit la reine, qui paraissait plus embarrassée que jamais… je voulais vous demander aussi…

— Quoi donc, madame ?

— Enfin nous y voici, dit Juanita, qui aurait voulu pousser la reine et lui donner du courage.

— On prétend, continua la reine, que si ce pauvre Cerventes a joui de quelques loisirs, c’est à vous qu’il en est redevable ?

— Oui, madame, et c’est même au comte de Lémos, mon beau-frère, qu’il a dédié son Don Quichotte.

— En vérité, dit la reine, voilà ce que je ne savais pas !… Mais c’est très-beau, très-noble…

— Votre Majesté a-t-elle autre chose encore à me demander ?

— Moi, monsieur le duc… mais non, je ne crois pas !

— Et Yézid ? se disait Juanita étonnée.

Le duc, charmé des gracieusetés de la reine, ne savait à quelle cause attribuer cette faveur inusitée, et se promettait bien de l’entretenir de son mieux.

— En cas de disgrâce ou de froideur de la part du roi, se disait-il, c’est une alliée à ménager, et un point d’appui pour attendre et regagner une position perdue.

Il vit dans ce moment entrer la comtesse d’Altamira. Elle salua le ministre avec un air de plaisir et de contentement qui lui parut suspect. La comtesse n’était jamais plus joyeuse que lorsqu’elle apportait quelque fâcheuse nouvelle.

— Je dérange monsieur le duc, dit la comtesse, il faisait sans doute sa cour à la reine.

— Oui, madame la comtesse, heureux d’exprimer à Sa Majesté mon respectueux et éternel dévouement.

— Respectueux, c’est possible ! éternel, dit la comtesse en riant, c’est différent !

— Qu’est-ce à dire ? madame ! s’écria le ministre.

— Tout dépend des définitions. Qu’entendez-vous par éternel ?

— Celui qui dure et durera toujours, dit le duc en s’inclinant.

— Toujours… vous entendez par là… matin et soir.

— À coup sûr.

— Et si on avait le matin un dévouement et le soir un autre, comment cela s’arrangerait-il, je ne dis pas avec votre conscience, monsieur le duc, mais avec votre définition ?

— Je ne vous comprends pas, madame la comtesse.

— Je vous parle cependant, monseigneur, d’une anecdote récente, sujet très-piquant que j’aurais déjà donné à Calderon, s’il avait pu le traiter.

— Et qui l’en empêcherait ? dit la reine.

— C’est, répondit la comtesse, que le héros de l’ouvrage est justement celui qui lui fait une pension de mille ducats.

— Eh mais, dit la reine en se tournant vers le ministre, ne me disiez-vous pas tout à l’heure, monsieur le duc, que vous accordiez à Calderon de la Barca votre protection…

— Protection bien fatale en ce moment, s’écria la comtesse, et qui nous privera d’une comédie charmante en trois journées !… Votre Majesté peut en juger elle-mème, je lui en donnerai l’analyse en quelques lignes…

Et voyant le duc qui commençait à la regarder avec inquiétude, elle continua gaiement :

— Première journée !… le théâtre représente un pa-