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piquillo alliaga.

lais. Dans ce palais est un roi qui s’ennuie, quoiqu’il ait une femme charmante, adorable ; il cherche des distractions et s’adresse à son premier ministre.

— Madame ! s’écria le duc avec colère.

Mais la comtesse, sans y faire attention, continua froidement :

— Il y a un ministre… c’est fâcheux, on ne peut pas s’en passer, il faut qu’il joue un rôle ; celui-ci, donc, propose à son auguste maître ; comme objet de distraction… une de ses sujettes… roturière qu’on anoblit et dont on fait une duchesse, en attendant mieux… tout cela pour avoir le droit de la présenter à la cour ; mais, et voilà où l’intrigue se noue, par caprice ou par spéculation de coquetterie, la nouvelle duchesse ne veut pas être présentée…

— Vous me permettrez de vous dire, madame la comtesse, s’écria le duc en s’efforçant de rire, que voilà une donnée bien invraisemblable.

— Ici… à la cour… c’est vrai, dit la reine.

— Et voilà justement ce qui en fait le charme et le piquant, reprit la comtesse ; et elle continua sur le même ton :

Deuxième journée : Que fait alors Son Excellence désolée ? La nouvelle duchesse qui ne voulait pas être favorite, avait une amie intime, une jeune fille charmante et de bonne maison, comme qui dirait, par exemple, Carmen d’Aguilar, ma nièce…

À ce nom, le ministre pâlit.

— Cette jeune fille avait, un fiancé qu’elle allait épouser… bien mieux encore, qu’elle aimait !… Et un matin, le ministre lui propose d’élever le futur époux en honneurs et en dignités, ou de le disgracier complétement ; selon que la pauvre jeune fille sera favorable ou contraire aux projets de Son Excellence…

— Ce n’est pas possible, dit la reine.

— Je pense comme Sa Majesté, dit le duc froidement ; la jeune fille aura sans doute mal compris, ou peut-être avait-elle auprès d’elle quelque grand parent, une tante, par exemple, qui l’aura aidée à mal interpréter…

— Vous croyez ! dit amèrement la comtesse.

— Ou qui, familiarisée avec ces sortes d’intrigues, aura cru en voir où il n’y en avait pas.

— Non, non, monsieur le duc, la proposition était bien formelle et bien précise ; il fallait que cette jeune fille engageât, exhortât son amie à se laisser présenter à la cour, en d’autres termes, à devenir la maîtresse du roi, à prendre la place de la reine !.. Et, attendez donc, monsieur le duc, continua la comtesse, ne vous récriez pas, ne vous indignez pas, nous ne sommes qu’au second acte.

Troisième journée !

— Tout cela est absurde ! s’écria le duc, tout cela est faux !

— C’est juste, dit la comtesse en souriant et en s’adressant à la reine… Je me trompais ! Ce n’est pas une autre journée, c’est la même ! Oui, vraiment, le ministre venait le même jour, presqu’au même instant, faire sa cour à la reine et protester d’un dévouement éternel… Je demanderai maintenant à Votre Majesté ce qu’elle pense de la définition de ce mot, si elle l’entend comme M. le duc.

La comtesse fit une grande révérence, et se retira, laissant le duc accablé sous le coup imprévu que venait de lui porter sa redoutable ennemie. Il voyait fondre sur lui l’orage du côté par où il l’attendait le moins. Il voyait tous ses projets renversés, et la promesse qu’il avait faite à son maître impossible désormais à réaliser. Sous quelque prétexte qu’il voulût maintenant présenter Aïxa à la cour, la reine s’y opposerait. La reine, prévenue par la comtesse, refuserait de recevoir sa rivale ; bien plus, le faible monarque, accablé de justes reproches, et ne sachant que répondre, se vengerait de la colère de sa femme et de la perte de sa maitresse, sur le ministre qui n’avait su ni garder son secret, ni faire réussir ses amours.

Tout cela était infaillible, immanquable. C’était une disgrâce certaine ; et le duc, tenant ses yeux baissés vers le tapis de la chambre, semblait y lire l’arrêt de sa chute. Enfin, décidé à soutenir de son mieux l’orage qu’il ne pouvait éviter, il composa son maintien, chercha à se donner un air d’assurance, et avec un sourire de cour, sourire intraduisible, qui dit tout et qui ne dit rien, il se hasarda à jeter un regard sur Sa Majesté.

Ce qu’il vit dérangea de nouveau toutes ses prévisions et déconcerta totalement sa perspicacité. Au lieu du courroux et de l’indignation qu’il s’attendait à trouver sur les traits d’une femme et d’une reine irritée, il lui sembla voir briller un air de satisfaction et de triomphe ; un sourire à moitié joyeux, à moitié railleur, errait sur les lèvres de Marguerite ; elle regardait le ministre en silence, mais de manière à l’encourager ; elle semblait presque attendre qu’il parlât le premier.

Il se hâta de profiter des avantages qu’on lui offrait.

— J’espère, dit-il en balbutiant, que Votre Majesté ne me jugera pas sans m’entendre… si je suis coupable en cette occasion… si du moins j’en ai l’apparence… c’est par l’interprétation que l’on donne à l’action la plus simple.

— En vérité, dit la reine avec enjouement, expliquez-moi cela, de grâce.

— Le cercle de la reine, poursuivit le duc, est très-respectable… Il est composé de femmes charmantes… qui sont reconnues telles depuis longtemps… depuis trop longtemps peut-être… et je voulais, imprudent que j’étais, et sans penser aux haines que j’allais amasser sur moi, je voulais… embellir cette guirlande toujours fraiche, de quelques fleurs… plus fraiches encore.

— Je comprends, dit la reine avec le même ton de dignité, rajeunir le personnel de ma maison… Vous avez raison… Cela ne fera pas de mal… Et ces dames, à commencer par la comtesse, vous accusent de faire, dans l’intérêt de mon mari, ce que vous faites dans le mien.

— J’espère, s’écria vivement le duc, que Votre Majesté n’ajoute pas foi à toutes ces calomnies.

— Je n’en crois pas un mot, dit gravement la reine… vous, monsieur le duc, à votre âge !.. un personnage sérieux et le frère du grand inquisiteur ! et puis vous avez tant d’autres occupations… tant de choses à faire !

Le ministre avait trop d’esprit pour ne pas voir que