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piquillo alliaga.

geait en ce moment l’opinion de la comtesse d’Altamira et se disait à lui-même : en vérité, j’ai un grand ministre !

On lui annonça le grand inquisiteur Royas de Sandoval et l’archevêque de Valence, les deux principaux membres du saint-office.

Le grand inquisiteur et l’archevêque de Valence ne pouvaient arriver dans un moment plus favorable, s’ils avaient quelque chose à demander ; et en effet le grand inquisiteur se hâta de raconter à Sa Majesté que tous les droits et priviléges de l’inquisition avaient été scandaleusement violés dans la personne du saint prélat ; qu’un néophyte qu’il avait daigné prêcher et enseigner lui-même, lui avait été enlevé par les intrigues des pères de Jésus, et qu’on le gardait illégalement au couvent d’Alcala de Hénarès sous prétexte de donner asile à un prétendu fugitif ; que la sainte inquisition reconnaissait la première le droit d’asile dans les églises et dans les couvents, mais que ce droit ne pouvant pas être illimité, il convenait d’en borner la durée ; que le conseil du saint-office, présidé par lui, venait, sur la proposition de l’archevêque de Valence, de décider que ce temps ne pourrait excéder une ou deux semaines tout au plus ; qu’en conséquence le couvent d’Alcala de Hénarès eût à renvoyer de l’enceinte de ses murs ou à livrer à qui de droit le néophyte retenu par lui depuis plus d’un mois, lequel serait sur-le-champ remis aux officiers du saint-office, etc.

C’étaient ces deux actes que l’inquisiteur et l’archevêque apportaient à la signature du roi, et ils s’apprêtaient à les soutenir par tous les arguments que pourraient leur suggérer l’intérêt de la foi et le ressentiment de Ribeira ; mais le roi ne leur permit pas de donner de plus longs développements à leur éloquence.

— Donnez, mes pères, dit-il, donnez ! dès que cela vous semble juste et de votre devoir, le mien est de signer sans discussion tout ce que vous voudrez, tout ce qui vous plaira, seigneur archevêque.

Et il chercha une plume sur son bureau.

— C’est toujours le même, le saint roi Catholique ! dit Ribeira.

— Le bouclier et l’épée de l’Église ! ajouta le grand inquisiteur.

Telles étaient les paroles qu’ils prononçaient à voix haute ; mais en même temps ils se regardaient, et leurs yeux se disaient :

— C’est toujours ce roi sans caractère et sans énergie qui décide sans voir, signe sans lire, et dont nous ferons toujours tout ce que nous voudrons.

Le roi, qui signait rarement et qui n’écrivait jamais, avait peu de plumes sur son bureau ; aussi, pendant qu’il en cherchait une de la main, ses yeux parcouraient, presque sans le vouloir, les papiers qu’on venait de lui remettre, et il vit à un alinéa que ce fugitif destiné aux cachots et aux tortures de l’inquisition, se nommait Piquillo Alliaga

— Piquillo… Alliaga… dit-il en répétant ce nom qui ne lui était pas inconnu et qui lui rappelait de doux souvenirs ; eh oui ! c’est celui que don Augustin de Villa-Flor avait promis de découvrir…

— Nous l’avons découvert, dit Ribeira, il est au couvent d’Alcala.

— C’est lui que nous voulons saisir, reprit Sandoval.

— Que nous voulons châtier, ajouta l’archevêque avec rage.

— Et moi, je ne le veux pas ! s’écria le roi avec chaleur.

— Eh, mon Dieu ! sire, se dirent les deux prélats étonnés, qu’est-ce que cela signifie ?..

— Que je ne le veux pas ! s’écria le roi avec force.

— Mais Votre Majesté n’y pense pas !

— J’y pense si bien qu’il n’entrera point dans les prisons de l’inquisition ! je l’ai promis ! et s’il y était, je l’en ferais sortir sur-le-champ, je l’ai promis !

— Et à qui donc, sire ?

— À qui ?..

Il hésita et dit :

— À moi-même ! et il me semble que les promesses faites au roi sont aussi sacrées que les autres.

— Sans contredit, sire ! mais Votre Majesté connaît donc ce Piquillo Alliaga ?

— Du tout !

— Elle l’a vu au moins ?

— Jamais !

— Et pour quelle raison, sire, le protéger contre nous ?

— Parce que je le veux !

Ces mots, prononcés d’une voix nette et ferme, retentirent sous les voûtes du cabinet qui semblaient presque étonnées de les entendre. Les deux prélats effrayés se regardèrent cette fois avec un sentiment bien différent, et dans ce nouveau dialogue leurs yeux se disaient :

— Je n’y comprends rien !

— Ni moi non plus.

— Qu’est-ce qu’il a donc ?

— Est-ce qu’il aurait de l’énergie ?

— Du caractère ?

— Et une volonté ?

— Et s’il s’avise d’être toujours ainsi…

— Où allons-nous ?

— Qu’allons-nous devenir ?

Le roi, durant cette conversation muette, avait écrit : un ordre de lui-même, de sa main, et, sans le montrer : aux deux prélats, sans les consulter, il dit :

— Non-seulement il n’ira pas en prison, mais j’ordonne qu’on le fasse sortir à l’instant même du couvent d’Alcala de Hénarès, où vous dites qu’il est prisonnier. Il sonna. Un huissier de la chambre parut.

— Y a-t-il quelque officier dans le premier salon ?

— Un seul, sire, don Fernand d’Albayda, qui a reçu du ministre l’ordre de quitter Lisbonne pour venir rendre compte de sa conduite.

— Il répondra au ministre plus tard ; il faut d’abord qu’il m’obéisse, à moi.

Sandoval regarda de nouveau le roi pour s’assurer qu’il n’était point malade et qu’il était bien réellement dans son bon sens.

Pendant ce temps, Fernand d’Albayda était entré.

— Monsieur, lui dit le roi, vous allez vous rendre ; sur-le-champ à Alcala de Hénarès, à cinq lieues d’ici ; vous irez au couvent des révérends pères de la Foi, et vous leur ordonnerez, en vertu de cet acte signé de moi, de remettre à l’instant même en liberté le nommé Piquillo Alliaga.

— Piquillo dit Fernand avec étonnement.

— Vous le connaissez ?