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piquillo alliaga.

la reine n’était pas sa dupe, et en même temps trop de tact pour ne pas comprendre qu’elle ne demandait pas mieux que de lui pardonner ; dans quelle intention ? c’est ce qu’il ne pouvait s’expliquer ; mais dans ce moment, peu lui importait, et il poursuivit avec chaleur :

— Voilà pourquoi, madame, j’ai voulu que la fille de don Juan d’Aguilar fût dernièrement présentée ; voilà pourquoi j’insistais auprès de cette jeune fille pour que son amie la duchesse de Santarem le fût également.

— Elle est donc bien jolie ! demanda la reine avec un sourire malin.

— Mais oui… madame, dit le duc avec embarras… elle n’est pas mal.

— Cela ne suffit pas pour nos jeunes recrues, et d’après le système que vous me développiez tout à l’heure… il faut qu’elle soit tout à fait bien.

— Elle est bien, dit le duc froidement.

— Je voudrais mieux encore !… Je voudrais qu’elle fût très-jolie, très-remarquable.

— Eh mais, dit le duc, qui craignait quelque piège, beaucoup de gens la trouvent telle… mais moi…

— Oh ! vous, monsieur le duc, vous ne pouvez vous y connaître. Nous, c’est différent ; et je veux en juger.

— En vérité ! dit le ministre effrayé.

— On prétend qu’elle est veuve ? continua la reine sans faire attention à l’inquiétude du duc.

— Oui, madame.

— Je ne vois pas alors comment elle pourrait m’être présentée et faire partie de ma cour sans un titre quelconque et sans être attachée à ma personne, ce ne serait pas convenable. Vous lui direz, monsieur le duc, que je l’admets au nombre de mes dames d’honneur, si toutefois elle veut bien accepter ce titre.

À ce nouveau coup de théâtre plus inattendu, plus surprenant que tous les autres, le duc restait muet de surprise et de joie… joie mêlée de doute et d’incertitude ; car il osait croire à peine à ce qu’il venait d’entendre.

Après s’être cru abattu, le ministre se voyait tout à coup relevé, et replacé au pinacle par celle qui devait le perdre.

Tout ce qu’il avait promis au roi, tout ce qu’il cherchait à obtenir, sans en venir à bout, tout ce qu’il pouvait espérer, en un mot, par ses machinations et ses intrigues, l’entrée d’Aïxa à la cour, la reine venait elle-même le lui offrir d’une façon décente et honorable qui imposait silence à toutes les calomnies !.. mais quelle était l’idée de la reine ? car elle en avait une pour agir ainsi… et le ministre, ni Juanita, ni personne au monde ne pouvait la deviner.

C’était peut-être ce que voulait Marguerite.

Le ministre s’inclina et dit :

— Je préviendrai dès aujourd’hui madame de Santarem de l’honneur que Votre Majesté daigne lui faire.

— Si elle y consent, dit la reine… car il faut qu’elle y consente ne l’oubliez pas : je ne prétends forcer personne.

Le duc sortit, au comble de la joie, et la reine dit à Juanita, qui pendant ce temps était toujours restée à l’écart :

— Toi, petite, cours à l’instant chez Aïxa, et dis-lui de refuser !

— Comment, madame ! dit la jeune fille étonnée. M. le duc va lui proposer de vivre près de vous, de ne plus vous quitter, faveur qui comblerait tous ses vœux…

— Et surtout ceux du ministre.

— Et il faudra qu’elle refuse, qu’elle dise non !

— Obstinément… à moins que le duc ne lui accorde et ne lui signe la grâce de son frère Yézid.

— Je comprends, je comprends maintenant ! dit Juanita. Et vous croyez que le ministre l’accordera ?

— À l’instant même… sur-le-champ !…

— C’est bien, c’est bien, reprit Juanita en baisant les mains de Marguerite.

Elle sortit, et la reine, restée seule, regarda autour d’elle et se dit à voix basse :

— Il sera libre, il sera sauvé… et ce n’est pas moi qui l’aurai demandé !

Impossible de décrire la rage et l’étonnement de la comtesse lorsqu’elle apprit, quelques jours après, le dénoûment de la scène qu’elle avait si bien préparée ; mais malgré sa haine, elle ne pouvait se défendre d’un sentiment d’admiration pour l’ennemi qu’elle détestait. Comment avait-il pu sortir d’une pareille situation et en sortir victorieux ? Par quelle ruse, quelle infamie, quel trait de génie avait-il d’abord prouvé à la reine son innocence, et ensuite comment avait-il obtenu qu’elle devint la protectrice de sa rivale ? c’était à confondre, et pour la première fois la comtesse fut forcée de s’avouer que le duc de Lerma était un grand ministre ! aveu qui redoublait sa colère et son désir de le renverser ; aussi dès ce moment elle chercha plus haut et plus loin les moyens d’y parvenir.

Le duc cependant était triomphant ; et, comme bien des généraux vainqueurs par hasard, enivré d’un succès qu’il ne comprenait pas, il avait couru fièrement près du roi, et lui avait annoncé la réussite de leurs projets ; Aïxa venait à la cour, elle y serait présentée, et ne la quitterait plus ; il lui raconta qu’elle avait hésité un instant à accepter, et qu’elle y avait mis pour condition une grâce…

— Qu’il fallait lui accorder, dit le roi.

— Et c’est-ce que j’ai fait, sire, en votre nom : c’était un Maure, un nommé Yézid, qui s’était battu en duel, et à qui nous expédierons des lettres de grâce le plus tôt possible, c’est-à-dire dans huit jours… elle tient à les avoir avant de paraître devant vous.

— Et pourquoi ?

— Pour vous en remercier, sire, le premier jour qu’elle vous rencontrera chez la reine… car la voilà attachée à la personne de Sa Majesté.

Et le ministre s’étendit alors complaisamment sur l’adresse profonde et sur la diplomatie ingénieuse qu’il avait déployées pour amener la reine à choisir, à demander elle-même Aïxa pour dame d’honneur ; ce qui donnait à la duchesse de Santarem une position, ce qui détournait tous les soupçons, et ce que le roi regardait comme le coup d’État le plus habile et l’évènement le plus important de son règne.

Aussi, enchanté de voir cette grande affaire heureusement terminée, le roi, retiré dans son cabinet et assis dans son grand fauteuil, se frottait les mains. Il parta-