Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/228

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
222
piquillo alliaga.

— Mais non pas de celle que nous voulions lui donner pour maîtresse, non pas de Carmen, ma nièce…

— Hélas ! oui, dit Escobar, et c’est dommage.

— Le duc d’Uzède nous a tout raconté, reprit le père Jérôme.

Piquillo redoubla d’attention.

— Le roi, continua la comtesse, le roi, qui n’aimait rien, et que je croyais incapable d’aimer, est en proie en ce moment à un amour ou plutôt à une passion… à un délire inouï… et cela sans raison, sans motif.

— C’est bien singulier, dit le père Jérôme.

— Vous qui vous y connaissez, madame la comtesse, ajouta Escobar, expliquez-nous cela.

— Ce n’est pas possible ! si cela s’expliquait, ce ne serait plus de l’amour.

— Je ne comprends pas, dit froidement Escobar ; mais puisque vous le dites, ce doit être.

— Et, ajouta Jérôme, si cet amour est en effet aussi violent, il y a au moins un espoir, c’est qu’il ne durera pas longtemps.

— Vous auriez raison si cette femme était sa maîtresse, si elle était à lui, et plût au ciel que cela fût ainsi !

— Le ciel nous en fera la grâce, dit Escobar.

— Eh non ! c’est un amour pur, chaste, platonique. Le roi n’avait osé jusqu’ici jeter les yeux sur aucune femme. Il serait comme vous, Escobar… s’il aimait les livres. Tout ce que voulait Sa Majesté, c’était que cette beauté fût présentée à la cour, pour qu’il eût le bonheur de la voir et de l’admirer tous les soirs. Ses vœux n’allaient pas plus loin. Le duc de Lerma s’était chargé de les satisfaire, et moi d’y mettre obstacle.

— C’était bien.

— J’ai couru prévenir la reine et tout lui dire.

— Encore mieux !

— Je lui ai prouvé que le duc de Lerma avait le dessein d’amener à la cour une maîtresse, une favorite du roi, une rivale, en un mot…

— Eh bien, dit vivement Jérôme, qu’a fait la reine ?

— La reine… dit la comtesse avec dépit, la reine, qui ne se mêle de rien, a, je crois, plus d’esprit que nous tous ! loin de se fâcher, loin d’accabler le ministre que je lui livrais, loin de faire une scène de ménage à son auguste époux, la reine a choisi elle-même et demandé pour dame d’honneur la belle Aïxa !

— Ce n’est pas possible ! s’écrièrent à la fois Escobar et le prieur.

Leurs exclamations bruyantes empêchèrent d’entendre un profond et douloureux soupir qui partait du cabinet à droite. Alliaga avait réuni toutes ses forces pour commander à son trouble et à son émotion. De ses deux mains, il comprimait les battements de son cœur, et avançait sa tête vers la porte pour ne rien perdre de ce qui se disait.

— Oui, vraiment, continuait la comtesse, la reine a attaché Aïxa à sa personne. Depuis ce moment qu’est-il arrivé ? Le roi, qui, presque jamais, n’apparaissait chez la reine, y vient maintenant tous les soirs. De son côté, Marguerite a déjoué les projets de son mari en les devançant ; elle a fait de la jeune fille sa favorite, sa compagne, son amie ; elle lui témoigne tant d’affection que celle-ci désormais ne peut plus la trahir ; cela paraîtrait ingrat et odieux… même à la cour. Le roi, sans se douter des obstacles que cette facilité apparente apporte à ses desseins, en paraît ravi, enchanté, et semble le plus heureux des hommes ; il voit tous les jours Aïxa, il cause avec elle, et quoiqu’il soit facile de voir à quel point il en est épris, il n’exige rien de plus. J’ignore combien de temps cela durera ; mais en attendant, Aïxa, aimée de la reine, adorée du roi, jouit dans ce moment d’un crédit immense, d’un pouvoir dont elle ne se doute pas, et dont elle ne pense pas encore à se servir. Cependant, si elle le voulait, et elle le voudra, tout fléchirait devant elle. Le duc de Lerma lui-même serait brisé comme un roseau. Ce n’est donc plus lui qui est à craindre, c’est elle. Lui renversé, le ministre qui arrivera au pouvoir, le confesseur qui obtiendra la confiance du roi, sera celui qu’elle protégera et qu’elle désignera.

— Eh ! mais alors, dit le père Jérôme avec un peu d’embarras, rien n’est désespéré. Cette jeune fille, après tout, paraît jusqu’ici fort estimable…

— On pourrait, continua Escobar, savoir qui dirige sa conscience, et peut-être arriver par là…

— Oui, vraiment, répliqua la comtesse, qui avait déjà deviné les desseins des bons pères, prêts tous deux à l’abandonner pour se tourner vers la nouvelle favorite ; oui, vraiment, rien n’est plus facile.

— Eh bien ! reprit Escobar, s’il est facile de la gagner, s’il y a moyen de réussir…

— Pour tout le monde, reprit froidement la comtesse, excepté pour moi et pour vous !

— Comment cela ! s’écrièrent les deux jésuites.

— Moi… parce que je suis son ennemie mortelle et déclarée, parce qu’il s’est passé entre nous des choses qu’on n’oublie pas.

— Vous, comtesse, c’est possible ; mais nous… dit Escobar.

— Vous, mon père, c’est différent ; vous et le révérend père Jérôme l’avez offensée dans ce qu’elle a de plus cher.

— Allons donc !

— Et vous n’avez d’elle ni merci ni clémence à attendre.

— Expliquez-vous, de grâce, dit Escobar en attachant sur elle un regard qui semblait chercher la vérité, non dans ses paroles, mais dans ses yeux et jusqu’au fond de son âme.

— M’y voici, mes pères. Vous connaissez un jeune moine nommé autrefois Piquillo ?

— Oui, dit le supérieur, aujourd’hui frère Luis d’Alliaga, en mémoire de saint Louis, son patron, sous l’invocation duquel il a été baptisé.

— C’est le dernier novice reçu dans ce couvent, dit Escobar.

— Reçu ! reprit la comtesse ; il paraît que vous l’avez un peu forcé d’entrer.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! s’écria Escobar ; et n’importe comment, pourvu qu’elle se fasse !

On se doute que depuis quelques instants l’attention de Luis d’Alliaga avait redoublé.

— Eh bien, continua la comtesse, le jeune Fernand d’Albayda, mon neveu, un très-joli cavalier…

— Nous le connaissons, dit le supérieur en commençant à regarder Escobar d’un œil inquiet ; un char-