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piquillo alliaga.

mant gentilhomme qui a un peu trop de vivacité, un peu trop de franchise.

— Il ne vous fait pas le même reproche, mon père ; car il est arrivé, il y a quelques jours… furieux… hors de lui, raconter chez moi… dans mon hôtel, à ma nièce Carmen et à son amie Aïxa, que, par une trahison indigne… infâme… au moyen d’une lettre interceptée… ou contrefaite… que sais-je !

— Passons, dit Escobar. Nous connaissons l’anecdote.

— Je m’en doute, reprit la comtesse, Il parait donc que cet Alliaga, entraîné dans le piége, a prononcé des vœux indissolubles, et que depuis ce temps, et de peur du scandale qu’il pourrait faire, vous le retenez prisonnier dans ce couvent.

— Quand ce serait vrai ? dit le père Jérôme.

— Vous en êtes bien le maître, reprit la comtesse ; ce Piquillo était un sot que je n’ai jamais pu souffrir, un censeur hautain et sévère, un amateur d’in-folio, un savant qui lisait du matin au soir sans s’arrêter, et sans avoir même jamais l’idée de mettre un signet, dit-elle en jetant sur Escobar un regard railleur.

— Eh bien ! murmura le père Jérôme avec impatience, quel rapport entre Piquillo et la favorite, et qu’y a-t-il de commun entre eux ?

— Quel rapport ? répondit la comtesse… c’est son frère !

— Son frère ! s’écria le supérieur effrayé… ça n’est pas possible !

— Si vraiment, dit Escobar à demi-voix….. Un Yézid… une Aïxa, il y Avait de tout cela dans la lettre…

— Qu’il a lue ?

— Non !.. qu’il aurait dû lire ! mais je ne croyais pas que cette Aïxa dont on parlait fût celle pour qui Sa Majesté perdait la tête.

— Et ce Piquillo est son frère ! répéta le père Jérôme d’un air consterné.

— Oui, vraiment, ce n’est plus un secret ; le jeune moine Luis d’Alliaga est un Maure, un bâtard, un roman tout entier, mais Aïxa porte à ce frère naturel l’affection la plus vive et la plus tendre… à la nouvelle de ce guet-apens monastique dans lequel il était tombé, je n’ai jamais vu de douleur plus profonde ; elle a d’abord éclaté en menaces et en imprécations contre vous, mes pères ; puis, fondant en larmes, elle s’est jetée à genoux et s’est écriée en étendant les bras : Mon frère !… mon sauveur, toi qui t’es perdu pour nous, je te vengerai… je te le jure !

Ici la comtesse s’arrêta en regardant les moines interdits et confondus.

— Maintenant, mes pères, continua-t-elle, croyez-vous encore pouvoir la gagner ?

— Peut-être, dit Escobar.

— Et comment ?

— Par Luis d’Alliaga ; on peut combiner telle ruse… (Dieu nous l’inspirera sans doute) qui le touche et qui le désarme !

— Ne l’espérez pas, dit le père Jérôme… je l’ai vu… je l’ai entendu ; il nous à juré une haine mortelle, à vous, Escobar, et à moi…

— Juste comme sa sœur ! dit la comtesse.

— Cela n’empêche pas, reprit Escobar en rêvant, et je trouverai bien moyen de le décider à prendre la défense et les intérêts de la Compagnie de Jésus, quand on devrait l’élever aux premières dignités de notre ordre, et lui montrer en perspective sa sœur Aïxa reine un jour d’Espagne. Mais pour cela il faudrait qu’il fût des nôtres…

— N’est-il pas engagé dans votre ordre, dit la comtesse étonnée, n’est-il pas jésuite comme vous ?

— Eh non, dit Escobar avec colère, pas encore ! d’après la dernière bulle du pape Paul V, trois mois de noviciat suffisent pour être prêtre, et les vœux de Piquillo sont valides et inattaquables. Mais on peut être prêtre sans être jésuite, et jésuite sans être prêtre ; cela n’a aucun rapport. Or, les règlements de la Compagnie de Jésus exigent rigoureusement deux ans de noviciat, donc ce d’Alliaga n’est pas encore des nôtres.

— Et n’en sera jamais, dit le supérieur. D’après ce que je sais de lui, il n’y consentira pas !… et la rigueur seule… le cachot peut-être… et les fers.

— La rigueur ! dit la comtesse en souriant.

— Oui… c’est le seul moyen !

— Et sa sœur ! reprit la comtesse ; sa sœur qui, si vous le faites disparaitre, vous demandera compte de ses jours et de sa liberté ! sa sœur, qui réclamera du roi vengeance contre vous…..

— C’est vrai, dit Jérôme.

— Et le roi ne lui refuserait rien, je vous le jure ! rien ! pas même une injustice… à plus forte raison…

— C’est vrai, dit Escobar.

— Et elle sera secondée dans sa haine par le duc de Lerma, qui tient à conserver sa position, par Sandoval et Ribeira, qui tiennent à vous faire perdre la vôtre. Ce sera une ennemie constante, implacable, qui travaillera à chaque instant du jour… Dieu est bien haut, les Français sont encore loin, la favorite est bien près, et avant que le ciel ou la France vous soit en aide, la belle Aïxa aura fait fermer votre couvent et exiler de l’Espagne la Compagnie de Jésus… Que vous en semble, mes pères, et qu’en dites-vous ?

Les deux révérends pères se regardaient et semblaient se consulter du regard.

— La comtesse a raison, murmura le père Jérôme après un instant de silence.

— Parfaitement raison, répondit Escobar.

— Il n’y a pas moyen, je le reconnais, de désarmer une ennemie pareille.

— Ni de la gagner.

— Oui, dit le supérieur avec fierté ; ce serait s’avilir.

— Et pour rien ! ajouta Escobar… C’est là que serait l’humiliation ! Il faut donc chercher un autre moyen.

— Je n’en connais qu’un seul, s’écria la comtesse, c’est de la renverser.

— De la perdre ! dit le père Jérôme.

— Et je suis prête à vous servir, continua la comtesse avec rage, à vous seconder de toutes les manières.

— De toutes ? dit froidement le supérieur.

— Oui, mes pères.

— Et quand viendra le moment, madame la comtesse, vous ne tremblerez point ? vous n’hésiterez point ?