Aller au contenu

Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/232

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
226
piquillo alliaga.

les motifs, cela fait qu’ils s’égarent et se trompent souvent dans leurs jugements ; aussi, il ne faut pas s’y fier.

— Ni s’y soumettre, dit le révérend.

— Ni même s’y exposer, ajouta Escobar, et c’est facile.

— Comment cela ? demanda vivement la comtesse.

— Dieu seul, dit Escobar, peut lire dans le fond des cœurs. Les hommes ne vont point si avant… ils ne voient que l’apparence.

— Et en n’en laissant aucune, continua le supérieur, en ne laissant aucune trace, leur pouvoir ou leur malice est forcé de s’arrêter, et ne peut aller plus loin.

— Et le moyen, dit la comtesse, de parvenir à ce que vous me dites là, et d’effacer aux regards terrestres jusqu’à la moindre trace de ces projets que le ciel approuve et que les hommes pourraient blâmer ?

— Le moyen !.. dit le révérend en souriant ; je croyais que vous, comtesse, qui êtes une femme supérieure, vous en aviez au moins quelque idée…

— Aucune, mon père.

— Ah ! c’est que nos travaux assidus ont fait luire pour nous des lumières qui ne brillent pas à tous les yeux.

— Oui, dit Escobar, nos études scientifiques nous ont donné des connaissances qui ne sont jusqu’à présent que le partage du petit nombre. Nous avons entre autres une science qu’on eût autrefois appelée la magie ou la sorcellerie, et que maintenant l’inquisition ne serait pas éloignée de traiter comme telle !.. Nous autres savants nous l’appelons tout uniment la chimie… Nous lui devons des résultats étonnants et des secrets merveilleux !

— Vous allez en juger, dit le supérieur. Frère Escobar, prenez dans mon nécessaire ce petit flacon rose… vous savez… celui en cristal de roche, qui se referme avec un couvercle en or surmonté d’une émeraude.

— Oui, mon révérend, répondit Escobar en se dirigeant vers le cabinet où était Piquillo.

Celui-ci tressaillit, et sentit une sueur froide inonder son visage.

— Non, non, s’écria le révérend en se retournant. Où va-t-il ? où va-t-il ? pas dans celui-ci… dans l’autre !

— C’est juste, dit Escobar ; je ne sais plus où j’ai la tête.

Et il entra dans le cabinet, où il resta quelques instants.

— C’est la vérité, dit le supérieur, le frère Escobar a ce soir des distractions, des préoccupations, que du reste j’explique aisément.

— Comment cela, mon père ?

— Eh mais… par le tête-à-tête où je l’ai trouvé ici avec madame la comtesse… Je ne l’y exposerai plus… dans l’intérêt de son âme… Le voici, ce bon frère.

Escobar rentrait en ce moment avec un petit flacon de cristal de roche d’une forme charmante, et qui contenait une liqueur d’une teinte rose.

— Tenez, dit le supérieur, en le lui prenant des mains, tenez madame la comtesse, regardez bien et écoutez : On jetterait quelques gouttes de cette liqueur dans un verre d’eau, dans une boisson quelconque, que l’on ne s’en apercevrait point au goût, car elle n’en a aucun.

Bien plus elle ne produirait d’abord aucun effet… Des semaines, un mois entier s’écoulerait sans apporter aucun changement ; mais peu à peu, jour par jour, heure par heure, une sourde et lente décomposition se ferait sentir dans tous les organes. Sans souffrance, sans secousse, au bout de trois ou quatre mois, peut-être moins, suivant la dose, on arriverait par une maladie de consomption et de langueur, au terme de ses jours, sans que l’œil même le plus exercé en pût soupçonner la cause.

— En vérité, dit la comtesse en saisissant le flacon, qu’elle regardait avec curiosité, cela produit de pareils effets… vous en êtes sûr ?

— À n’en pouvoir douter… trop d’exemples l’attestent.

— Et lesquels ? s’écria la comtesse.

— Philippe II connaissait le secret que je viens de découvrir, dit le supérieur à demi-voix. C’est ce qui fait que don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante et des Pays-Bas, don Juan dont l’ardente ambition et surtout les exploits, importunaient et inquiétaient son royal frère, don Juan d’Autriche est mort à trente ans, au milieu de ses projets et de sa gloire… d’une maladie de langueur dont vous tenez la cause dans vos mains. Madame la comtesse ; comprenez-vous maintenant ?

— Très-bien ! mon père ; me voilà rassurée d’un côté. Mais vous me répondez que de l’autre… que du côté du ciel…

— Cela nous regarde, ma sœur.

— Je vous garantis le ciel, dit Escobar, et ne craignez rien. Dieu qui vous guide et vous inspire saura bien se manifester à vous.

— Comment cela ?

— Oui sans doute, s’écria le révérend ; si Dieu condamne notre dessein et ne veut pas qu’il s’exécute, il aura soin que l’occasion ne s’en présente pas. Mais si telle est sa volonté, soyez sûre qu’elle viendra d’elle-même et par son ordre s’offrir à vos yeux.

En ce moment l’horloge du couvent sonna minuit.

Frère_Escobar tenait à la main un biscuit qu’il allait porter à sa bouche. Minuit venait de sonner. Une nouvelle journée commençait ; il fallait qu’il fût à jeun pour dire la messe et chanter matines dans deux heures.

— Comme le temps passe ! dit le supérieur.

— Quand on parle de Dieu, reprit Escobar, et qu’on s’occupe de lui.

— Je pars, dit la comtesse ; je retourne à Madrid, et personne n’aura pu se douter de ma visite au couvent.

— Je vais vous reconduire, dit Escobar, et de là me coucher.

— Moi de même, dit le supérieur… car il y a peu de temps d’ici à matines. Aidez-moi auparavant à éteindre toutes ces bougies, car en ce moment frey Paolo doit dormir et viendra demain soir, à la nuit, desservir et serrer tout cela.

En un instant toutes les bougies furent éteintes. L’appartement rentra dans l’obscurité. Piquillo entendit le tableau de saint Jérôme glisser dans le panneau, et l’ouverture qui conduisait à la cellule du supérieur fut hermétiquement fermée. Seulement alors le jeune