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piquillo alliaga.

moine se hasarda à sortir de sa cachette, en craignant de heurter dans l’ombre quelque meuble ou quelques débris du festin, car frère Jérôme venait de rentrer dans sa cellule, probablement pour s’y coucher, et, soit réalité, soit imagination, Alliaga crut au bout d’un quart d’heure l’entendre ronfler.

— Il dort ! se dit-il… il peut dormir après les projets qu’il vient de former !.. et moi, je tremble encore seulement de les avoir entendus !

Toutes ses craintes alors se renouvelèrent plus vives que jamais ; les jours d’Aïxa étaient menacés par des ennemis implacables, sans conscience et sans remords ! Et non-seulement il était prisonnier de ces mêmes ennemis, mais, à supposer qu’il pût s’échapper de leurs mains, sa liberté désormais engagée ne lui permettrait plus d’être, comme autrefois, à toute heure auprès de sa sœur, pour la défendre et veiller sur elle.

Avant tout, comment sortir de cette chambre où lui-même était venu s’enfermer ? Il en avait d’abord remercié le ciel, qui lui avait donné ainsi le moyen de connaître les projets de ses persécuteurs ; mais maintenant il s’agissait de les déjouer et de prévenir leurs tentatives, et comment y réussir, s’il devait, ainsi que le révérend père Jérôme l’en avait menacé, être jeté dans un cachot ?

— Non, non, s’écria-t-il, il faut reconquérir ma liberté, il faut être libre… Je le serai… je le veux… Je ne suis pas obligé de rester dans leur ordre… je le sais maintenant… je l’ai entendu de leur bouche… et pour me venger d’eux, pour les combattre, pour leur rendre le mal qu’ils m’ont fait, pour défendre Aïxa, j’irai plutôt me jeter dans un autre couvent…

Oui, mais, ajoutait-il en regardant autour de lui et en sentant la réflexion succéder à la colère, il faudrait d’abord sortir de celui-ci.

Il se rappela que les matines devaient sonner, que le supérieur devait s’y rendre, et que pendant ce temps il pourrait sortir de l’appartement où il se trouvait et de la cellule du père Jérôme. Il fallait encore attendre. Il se résigna. Tout à coup un grand bruit se fit entendre dans la pièce à côté. On ouvrait brusquement la porte.

— Qu’est-ce ? qui vient là ? cria le supérieur d’une voix haute.

— Moi, encore moi, mon révérend.

— Et qui vous amène, Escobar, quand il y a à peine une heure que je dors ?

— Un incident extraordinaire et terrible !

Alliaga colla son oreille contre le tableau de saint Jérôme.

— En revenant de conduire la comtesse, qui est partie, bien partie, et qui roule sur la route de Madrid, j’ai voulu, avant de me coucher, voir comment allait notre jeune frère, notre malade. J’ai entr’ouvert doucement la porte qui conduit dans la cellule de frère Luis d’Alliaga.

— Eh bien ?

— Eh bien… il n’y était plus ! mon révérend. Enfui ! disparu !

— Miséricorde ! s’écria le supérieur en se levant sur son séant. Seraient-ce déjà la vengeance de sa sœur et les persécutions qui commencent ? Aurait-on, par ordre du roi, osé violer les droits de notre couvent et pénétré par force dans nos murs ?

— C’était ma peur ! je craignais que ce scandale-là ne fût arrivé pendant que nous étions à souper. Rassurez-vous, de ce côté du moins. Je viens de réveiller le frère portier : personne n’est entré ; mais il parait qu’on est sorti, et il n’y a rien de bouleversé dans le couvent, il n’y a qu’un frère de moins.

— C’est important ! celui-là surtout ! Mais il ne peut être dehors ; nos murailles sont trop hautes, nos portes et nos grilles ferment trop bien. Il ne peut être que caché pendant la nuit dans quelque coin du cloître.

— Pourvu qu’il ne m’ait pas vu reconduire la comtesse !

— Il ne manquerait plus que cela… une femme dans notre couvent… s’il le savait !

— La favorite le saurait bien vite. C’est pour le coup qu’il faudrait, et pour sa vie, le tenir dans un cachot.

— Certainement ! mais pour cela il faut d’abord découvrir le coupable et nous en emparer.

— C’est bien. Nous ordonnerons au point du jour une recherche générale.

En ce moment, on entendit sonner la cloche qui annonçait les matines. Les deux religieux sortirent.

Les angoisses d’Alliaga étaient devenues plus grandes encore. Devait-il maintenant essayer de quitter sa retraite ? S’il en sortait, s’il était rencontré, les frères s’empareraient de lui, et leur intention, qu’il connaissait, était de le jeter dans un cachot. D’un autre côté, en restant où il était, il ne pouvait manquer d’être découvert un peu plus tard. Auquel des deux dangers donner la préférence ? Il vit bientôt qu’il n’avait même plus l’embarras du choix ; il s’était approché du tableau de saint Jérôme et avait essayé de l’ouvrir. Le panneau était fermé de l’autre côté par un verrou. Impossible de s’éloigner ; il fallait donc demeurer dans sa prison actuelle, qui, après tout, valait mieux, et il se mit de nouveau à réfléchir.

D’après ce qu’avait dit le prieur, il était probable qu’il n’avait rien à craindre de la journée. Frey Paolo viendrait seulement à la nuit enlever les débris du festin ; d’ici là tous les frères parcourraient le couvent du haut en bas, et tout serait soigneusement visité, excepté la cachette où il se trouvait ; c’était donc encore pour lui l’asile le plus sûr.

Il était exténué de faim et de sommeil, et dans l’état d’accablement où il se trouvait, il ne pouvait prendre. aucun parti ; une occasion de fuir lui aurait été offerte, qu’il n’aurait pu en profiter : il se soutenait à peine. Il commença par manger un peu, puis s’étendit sur l’excellent canapé du père Jérôme, et malgré les dangers qui le menaçaient, lui et ce qu’il avait de plus cher, malgré les inquiétudes et les tourments auxquels il était en proie, la fatigue l’emporta, il s’endormit profondément ; un long sommeil lui fit oublier ses maux et répara ses forces.

Quand il se réveilla, il se sentit tout autre que quelques heures auparavant. La fièvre l’avait quitté, et toutes ses facultés lui étaient revenues. Il ignorait, par malheur, combien de temps il avait dormi et ne savait pas à quelle heure de la journée il se trouvait. Le salon qu’il occupait était toujours dans l’obscurité. Il