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piquillo alliaga.

d’œil le danger de sa position. La porte du couvent n’était pas encore refermée ; le véritable abbé pouvait appeler ; ou allait accourir à sa voix, et il lui était facile de se faire connaitre, de réclamer son nom, son titre et ses droits, sans compter sa robe et ses insignes ; déjà il s’était écrié :

— Qui êtes-vous ?

— Silence ! lui avait dit Piquillo en rabattant son capuchon sur ses yeux.

— D’où venez-vous ?

— De la part de la comtesse d’Altamira, avait-il murmuré tout bas à l’oreille du supérieur, ce qui lui permettait d’abord de déguiser sa voix, et ensuite d’arrêter celle du supérieur, qui, surpris et effrayé de cette communication mystérieuse, lui répondit sur le même diapason :

— Parlez.

Et il voulait le faire rentrer dans le couvent.

— Pas ici ! s’écria le faux abbé avec une terreur qui n’était pas feinte, et qui redoubla celle du père Jerôme.

À l’instant et sans lui donner le temps de lui répondre, Alliaga passa son bras sous celui du révérend, et l’entraîna vivement et à grands pas loin des murs du couvent.



XLIV.

la boutique du barbier.

Le supérieur le suivit pendant quelque temps, aussi ému qu’essoufflé et sans prononcer un seul mot, persuadé que le message qu’on lui apportait était d’une importance telle que les murs du couvent ne devaient pas l’entendre ; mais quand il s’en vit à une cinquantaine de pas, par la nuit qui déjà était sombre, et prêt à entrer dans une rue de la ville :

— Parlez, dit-il, maintenant.

Piquillo lui fit signe de la main qu’il y avait encore trop de danger, et ils se remirent en marche. Quelques minutes après, le supérieur s’écria :

— Mais parlez donc !.. pourquoi venir à cette heure ?.. pourquoi sortir du couvent vêtu de ce costume et de ces insignes qui sont les miens ?

Piquillo renouvela le même geste qui voulait dire :

— Pas encore !… Attendez.

Enfin, et au bout de quelques minutes de marche, le supérieur s’arrêta. Les deux moines, ou plutôt les deux pèlerins étaient alors dans un carrefour où aboutissaient plusieurs rues ; la ville d’Alcala, à cette époque, n’était point éclairée de nuit, et le supérieur s’écria :

— Ici, monsieur, personne ne peut nous voir ni même nous entendre. Apprenez-moi enfin le message dont la comtesse vous a chargé pour moi.

Alliaga se trouvait alors assez loin du couvent pour qu’il fût impossible au supérieur d’appeler ses frères. Alliaga saisit avec force la main du moine, et s’approchant de son oreille :

— La comtesse m’a dit de vous dire, mon père, que vous étiez un infâme !

Et laissant le supérieur stupéfait, atterré, foudroyé, Alliaga s’élança dans la première rue qui s’offrit à lui, se doutant bien, ou que l’abbé n’oserait le poursuivre, ou que ses jambes de soixante ans ne pourraient lutter avec celles du jeune homme.

Alliaga courut ainsi jusqu’à l’extrémité de la rue, en prit une autre à sa droite, et alors seulement il ralentit sa marche pour ne point donner de soupçons. Il écouta. Aucun cri, aucun pas ne se faisait entendre, il n’était point poursuivi. Il réfléchit alors sur ce qu’il avait à faire : courir à Madrid au plus vite pour avertir et protéger Aïxa. Mais il ne pouvait faire, cette nuit, à pied, les cinq lieues qui le séparaient de Madrid ; il sortait de maladie, et les émotions qu’il venait d’éprouver avaient épuisé cette force factice que lui avait donnée le danger. Il le sentait bien ; et s’il allait en route se trouver mal, rester sur le grand chemin, et au point du jour être reconnu… être repris ! Mais à qui demander protection et secours ? à qui s’adresser ? Il pensa au barbier Gongarello ; il s’agissait de retrouver sa boutique, qui, ainsi que la ville d’Alcala, lui était totalement inconnue. Les rues étaient presque désertes, et il fut quelque temps sans rencontrer personne ; enfin, au détour d’une rue, il se trouva nez à nez avec un homme d’assez bonne mine vêtu d’un manteau noir.

— Pourriez-vous, seigneur cavalier, m’enseigner la boutique du barbier Gongarello ?

— Rien de plus facile, mon frère, la seconde rue à gauche, la dernière boutique à votre main droite.

Alliaga remercia et s’éloigna, enchanté d’avoir si peu de chemin à faire ; car il sentait les forces lui manquer.

Il compta la première rue, puis la seconde à sa gauche, et en entrant dans celle-ci, il lui sembla qu’il était suivi. Il se retourna vivement et ne vit personne. Il s’était trompé sans doute ; il arriva, ou plutôt il se traîna jusqu’à la boutique du barbier. Elle était fermée. Il frappa. On ne répondit point. Il frappa fort ; une petite fenêtre s’ouvrit.

— Qui va là ?

— Un ami.

Gongarello hésitait, car il venait de voir une robe de moine.

— J’ai beaucoup d’amis, répondit-il, autant que de pratiques ; mais je ne rase pas à cette heure-ci, par mesure de prudence : on risque de couper ses clients.

Et il se retirait de la croisée.

— Gongarello ! s’écria de nouveau le pauvre jeune homme.

— Eh ! que voulez-vous ? répéta avec impatience le prudent barbier.

— Asile.

— À vous ?

— À moi ! ne me reconnais-tu pas… moi, Piquillo !

À ce nom, le barbier referma vivement sa fenêtre, mais ce fut pour ouvrir sa porte.

— Entrez, entrez !

Et au moment où enfin Alliaga mettait le pied dans la boutique du barbier, il crut entendre distinctement