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piquillo alliaga.

y avait bien une fenêtre dont les volets et les persiennes étaient fermés. Il n’osait les ouvrir, d’abord parce qu’on pouvait l’entendre, et puis parce qu’il ignorait sur quel endroit du couvent donnait cette croisée. Le peu de rayons qui se glissaient à travers les fentes des persiennes semblaient si pâles et si faibles, qu’il fallait ou que le jour vint à peine de paraître ou qu’il fût déjà sur son déclin. Or, Piquillo sentait au bien-être qu’il éprouvait, à ses forces et à son appétit revenus qu’il avait dû dormir depuis bien longtemps : donc il devait se trouver au soir du second jour, donc la nuit allait bientôt arriver et avec elle frey Paolo.

Il se mit à examiner attentivement ce petit salon, obscur pour tout autre et non pour lui, dont les yeux étaient déjà façonnés et habitués à cette obscurité. Il en distingua parfaitement l’ameublement et toutes les parties. Des couteaux brillaient sur la table, il en saisit un vivement. C’était une arme ; mais pouvait-il s’en servir contre ceux qui viendraient l’arrêter, pauvres moines obéissant passivement aux ordres de leur supérieur ? Meurtre inutile d’ailleurs, puisqu’il serait toujours accablé par le nombre.

Un instant il eut la pensée de tourner cette arme contre lui-même : c’était échapper à une prison éternelle peut-être et à bien d’autres douleurs encore. Mais qui donc sauverait Aïxa ? qui veillerait sur elle ? qui détournerait de ses lèvres le poison qui lui était destiné ? Déjà même il était bien tard, peut-être ! Non, il ne lui était pas permis d’attenter à des jours qui ne lui appartenaient plus et qu’il avait voués à tous les siens. Une idée alors lui vint, idée hardie, périlleuse, et dont la réussite était presque impossible ; mais il n’avait pas la liberté de choisir.

Que risquait-il, d’ailleurs, et quelle crainte pouvait l’arrêter ? Rien ne donne plus d’audace et de sang-froid qu’un péril certain et inévitable. Il avait aperçu la veille, dans le cabinet où il s’était réfugié, les robes, les ornements et les insignes remarquables que portait d’ordinaire le père Jérôme, abbé du couvent. Alliaga, nous l’avons dit, était à peu près de la taille du supérieur, et la robe et le froc vont à tout le monde. Il revêtit les habits du jésuite, passa autour de son cou le large ruban bleu des abbés d’Alcala de Hénarès, au bout duquel pendait une croix en bois de cèdre, en mémoire du morceau de la vraie croix dont la chapelle avait été dotée par Ferdinand le Catholique, et qui brille parmi les nombreuses reliques dont jouit le monastère. Il attacha au cordon de sa robe un chapelet bénit par le pape, et que souvent le supérieur laissait pendre à sa ceinture ; il prit à la main un missel que le bon père ne lisait jamais, mais qu’il portait presque toujours ; il croisa sa robe, abaissa son froc et attendit. Le faible rayon de jour qui éclairait à peine la chambre avait totalement disparu, il était nuit, et l’Angelus, qu’Alliaga entendit sonner, l’avertit que frey Paolo ne tarderait pas à venir.

En effet, on ouvrit la porte de la cellule. Piquillo s’élança à côté du panneau mobile, et, respirant à peine, il resta debout, appuyé contre la boiserie ; on eût dit d’une figure de moine appliquée sur la muraille dans le cadre d’un tableau ou d’une tapisserie. Le panneau glissa sans bruit, et frey Paolo parut, portant d’une main un grand panier vide, et de l’autre une lanterne, laquelle lui permettait de distinguer les objets qui étaient en face de lui, et l’empêchait d’apercevoir ceux qui étaient à sa droite et à sa gauche.

À peine avait-il fait quelques pas dans la chambre que Piquillo se glissa doucement derrière lui, et une fois dans la cellule, poussa le panneau et tira le verrou. Peu lui importait alors que le moine l’entendit ; mais celui-ci, au milieu du bruit des assiettes et des couverts qu’il desservait et mettait dans son panier, ne tourna seulement pas la tête, et lorsque, quelques minutes après, il voulut sortir, il crut, en se voyant prisonnier, que le supérieur lui-même venait de refermer le tableau, et il n’osa ni crier ni appeler, de peur de compromettre le père Jérôme, qu’il supposait n’être pas seul.

Piquillo cependant n’avait fait que traverser la cellule ; une fois dans le corridor, il n’hésita point sur le parti à prendre. Il n’y en avait qu’un qui pût le sauver. Il descendit rapidement l’escalier et traversa la cour espérant que l’Angelus ne serait pas encore chanté, et que les frères seraient encore à la chapelle.

Ils en sortaient dans ce moment. N’importe, il n’y avait pas à reculer. Alliaga se dirigea hardiment vers la cellule du frère portier. Deux ou trois frères qui se trouvaient près de là se rangèrent avec respect pour le laisser passer et le saluèrent profondément.

Alliaga leur rendit leur salut, et non sans que le cœur lui battit avec violence, il s’élança dans la cellule où demeurait le gardien du couvent. Celui-ci, à la lueur de sa lampe, qu’il venait d’allumer, était occupé à coller sur un livre de prières des images découpées de saints et de saintes, travail qui absorbait toute son attention.

À la vue du supérieur, il se leva brusquement et murmurant entre ses dents :

— C’est singulier ! je ne l’avais pas vu rentr…

Un geste impérieux ne lui permit pas d’achever cette phrase. Sans le regarder, sans lui adresser la parole, Alliaga lui avait fait un signe du bras dans la direction de la porte, et comme par un mouvement mécanique, comme par un seul ressort, on avait vu en même temps la tête du frère portier s’incliner, et son bras droit tirer le cordon.

Ah ! quand Alliaga vit s’ouvrir cette porte, et tomber la dernière barrière qui le retenait captif, quand il sentit l’air du dehors, l’air de la liberté qui venait déjà dilater sa poitrine et rafraichir ses poumons, il éprouva dans tout son être, une de ces sensations qu’on ne peut rendre, un frisson de bonheur indicible ; et, avide de saisir la liberté qui lui était offerte, tremblant encore qu’elle ne lui fût ravie, il se hâta de poser le pied sur le seuil. Il en avait encore un dans le couvent dont il allait sortir, quand se présenta pour entrer un homme vêtu d’une robe de moine et portant en sautoir le ruban bleu des abbés d’Alcala. Que devint Piquillo ! C’était le père Jérôme !

À la vue d’un second abbé qui lui était si pareil de taille et d’habit, à l’aspect d’un autre lui-même, le père Jérôme était resté stupéfait et la bouche béante. De surprise, il fit un pas en arrière. Piquillo en avait fait un en avant. Il avait compris du premier coup