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piquillo alliaga.

Jérôme et Escobar pâlirent à sa vue.

Fernand s’expliqua en peu de mots et d’un ton sévère : on n’avait pas craint de faire outrage à lui, porteur des ordres du roi ; on avait avec lui, comme avec Piquillo, employé la ruse et l’imposture, qui paraissaient être la règle du couvent ; mais il connaissait enfin la vérité, il avait le droit d’emmener Piquillo, et il venait le réclamer.

Les deux moines se regardèrent avec inquiétude.

— Je vous jure, mon frère… s’écria Escobar.

— Un serment ! dit Fernand, vous allez me tromper.

— Non, je vais vous dire la vérité. Notre frère Luis Alliaga n’est plus ici.

— Je m’y attendais ! s’écria Fernand, et pour ne pas me le rendre, vous allez me soutenir qu’il s’est évadé… échappé !

— C’est justement cela, dit Escobar.

— À d’autres, mes pères ! la ruse est trop grossière, et je ne m’y laisserai pas prendre… Ou Alliaga languit dans vos cachots, ou vous avez employé, pour vous assurer son silence, des moyens encore plus odieux.

Le père Jérôme poussa un cri d’indignation et fit le signe de la croix. Escobar se contenta de lever les yeux au ciel.

— Ces suppositions, je puis les faire. Votre conduite passée m’en donne le droit, Mais si Alliaga ne m’est pas rendu, elles deviendront des certitudes pour moi et pour tous ceux qui s’intéressent à lui ; alors c’est au roi et à la sainte inquisition que nous nous adresserons pour avoir justice de vous, mes pères, et de votre ordre ; et vous ne pourrez accuser que vous-mêmes des maux que vous aurez attirés sur lui.

— Il n’a que trop raison ! s’écria le père Jérôme après son départ.

— Impossible de le persuader, ne pas vouloir nous croire !…

— Même quand nous lui disons la vérité.

— Il y a de quoi en dégoûter, dit froidement Escobar.

— Maudit soit ce Piquillo !

— Et le jour où il est venu nous demander asile !

— C’est l’enfer qui est entré avec lui dans notre couvent !

— Il y était déjà, mon père, dit Escobar, le jour où ce duc d’Uzède est venu nous parler de ses intérêts, qui n’étaient pas ceux de notre ordre. C’est en partie pour lui complaire que nous nous sommes chargés de la conversion de ce Piquillo.

— C’est vous qui l’avez voulu, Escobar.

— C’est vous, mon père… ou plutôt lui, d’Uzède. Il faut donc qu’il nous vienne en aide, et qu’il se hâte.

— Qu’il se concerte avec la comtesse pour nous délivrer de la favorite ! c’est d’elle que nous viennent déjà ces persécutions, et si elle veut venger ce frère qui s’est évadé…

— Qui s’est peut-être tué… exprès… pour nous nuire…

— Il en est bien capable.

— Elle fera fermer notre couvent.

— Elle nous fera exiler d’Espagne !

— Allons, il n’y a pas de temps à perdre.

Le duc d’Uzède et la comtesse, qui étaient désormais dans la dépendance des bons pères, reçurent donc leurs instructions, pour ne pas dire leurs ordres. Le supérieur demandait que l’on en finit au plus vite avec la favorite, et, en dédommagement de toutes les peines qu’il s’était données et des désagréments sans nombre qu’il avait éprouvés dans cette affaire, Escobar, déjà prieur du couvent et recteur de l’Université d’Alcala, Escobar demandait une place d’aumônier de la reine, qui venait d’être vacante, place à laquelle il tenait, moins pour lui que pour les services qu’elle lui permettrait de rendre à tous ses amis.

Tout fut promis par le duc d’Uzède et par la comtesse ; il ne s’agissait que d’exécuter ces promesses.

Don Fernand avait fait part de ses nouvelles craintes à Aïxa, et celle-ci, tourmentée par l’idée que Piquillo était prisonnier ou mourant, n’avait pu fermer l’œil de la nuit. En proie à une insomnie horrible, elle n’avait pensé qu’aux moyens de le délivrer. Dans tout autre pays que l’Espagne, on se serait adressé aux lois et aux magistrats, on eût ordonné de visiter le couvent même de force ; mais ici les monastères avaient leurs priviléges, que l’inquisition elle-même eût respectés pour qu’on respectât les siens. Dans son trouble, dans son inquiétude, la jeune fille résolut de se confier à la reine, sa protectrice, et de lui demander, sinon son appui, du moins ses conseils. Le jour parut ; mais il fallait attendre l’heure de se présenter chez la reine. Ça ne pouvait être que vers midi, et Aïxa entendit enfin sonner l’heure qu’elle attendait avec tant d’impatience.

Il faisait ce jour-là une chaleur accablante, et le soleil d’Espagne dardait ses rayons les plus ardents. N’importe ! Aïxa sortit, seule, à pied, et se dirigea vers Buen-Retiro. Elle entra, comme d’habitude, par les jardins et par une petite porte qui donnait sur les appartements particuliers de la reine.

— Sa Majesté n’y est pas, lui dit Juanita.

— Ah ! mon Dieu, s’écria Aïxa avec douleur, moi qui tenais tant à lui parler !

Et elle lui raconta toutes ses craintes.

— Rassurez-vous, dit Juanita, la reine, qui vient de perdre son aumônier, ne s’est point, comme à l’ordinaire, fait dire la messe dans son oratoire ; elle s’est rendue ce matin à la chapelle du roi… elle va revenir.

— Alors, dit Aïxa en s’asseyant sur un long et large canapé, je l’attendrai. Aussi bien, il fait ici une fraicheur délicieuse.

Les deux jeunes filles étaient alors dans une salle basse communiquant avec les appartements de la reine, mais donnant aussi sur les jardins. C’était par là que Marguerite descendait, quand elle voulait se promener dans le parc réservé pour elle. Une brise légère, venant des allées ombragées, se jouait dans les cheveux d’Aïxa et rafraichissait son front.

— Qu’il fait chaud, Juanita ! disait elle en s’éventant avec un mouchoir de fine toile de Hollande.

— La senora veut-elle que je lui donne un verre d’orangeade excellente ? c’est moi qui l’ai faite, et la reine n’en boit jamais d’autre !

— Volontiers, ma bonne Juanita !… dit la jeune fille en la remerciant, va vite.

Juanita sortit et ne fut pas longtemps. Quelques minutes après, elle revint, portant sur une assiette d’ar-