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piquillo alliaga.

gent un verre de cristal plein d’orangeade glacée. Elle s’arrêta en voyant Aïxa qui, gracieusement couchée sur le canapé, venait de fermer les yeux.

— Pauvre fille ! dit Juanita ; elle qui n’a pas dormi de la nuit, à ce qu’elle vient de me dire, ne la dérangeons pas, respectons son sommeil.

Elle plaça doucement, sur un petit guéridon qui était à côté du canapé, l’assiette et le verre, pour qu’Aïxa les aperçût à son réveil ; puis elle se retira sur la pointe du pied.

Aïxa dormait ; un doux rêve lui montrait Piquillo, son frère, étendant les mains vers elle, pour la défendre et la protéger.

Des pas légers se firent entendre sur le sable, l’étoffe d’une robe froissa le feuillage d’un massif… Aïxa ne se réveilla pas… Une femme parut à la porte qui donnait sur le jardin : c’était la comtesse d’Altamira. Elle s’arrêta à la vue d’Aïxa, la regarda plusieurs instants, puis tout à coup pâlit et devint tremblante, agitée qu’elle était par une idée horrible.

— Si Dieu le veut… et elle répétait tout bas les dernières paroles du père Jérôme, il ne manquera pas de vous offrir une occasion !

— En voici une, se dit-elle, et jamais elle ne pouvait se présenter plus favorable et plus sûre.

On n’avait point vu la comtesse entrer dans les jardins. Aïxa dormait, elle était seule… et ce verre… auprès d’elle !..

La comtesse regarda bien attentivement. Personne !… elle écouta : aucun bruit, pas même celui de la brise… tout se taisait, excepté son cœur, dont elle croyait entendre les battements… il lui semblait qu’eux seuls pouvaient la trahir. Elle se hâta… elle saisit le flacon qu’elle portait toujours sur elle… l’ouvrit… et de nouveau la main lui trembla…… Mais elle regarda Aïxa ; elle était si admirablement belle dans son sommeil, que cette vue, qui aurait désarmé toute autre, rendit à la comtesse sa colère et tout son courage.

Elle versa dans le verre une goutte, et puis plusieurs… plusieurs encore. Elle erra à l’autre bout du parc, s’y promena quelque temps, rencontra des personnes de la cour, des dames d’honneur qui attendaient comme elle que la reine revint de la chapelle, et ramenée malgré elle du côté des massifs où était la salle basse, elle s’approcha… regarda à travers le feuillage. Aïxa dormait toujours… et le verre, plein jusqu’au bord, était toujours près d’elle.

— Elle ne se réveillera donc pas ! dit la comtesse avec rage ; et elle était tentée d’agiter les branches qu’elle serrait d’une main convulsive ; mais la prudence la retenait, et craignant d’être ainsi surprise à observer son ennemie, elle s’éloigna de nouveau, monta dans les appartements du palais, soutint avec le comte de Lémos une conversation qui lui parut éternelle, et fut tout étonnée, en regardant la pendule, de voir que cinq minutes à peine s’étaient écoulées. Tout ce que ses forces lui permirent fut de prolonger encore son supplice pendant un quart d’heure ; mais enfin, n’y tenant plus, elle descendit de nouveau dans le parc ; et le cœur serré par une horrible étreinte, elle s’approcha de la salle basse… y jeta un regard furtif…

Aïxa n’y était plus… et le verre était vide !



XLVI.

l’inconnu.

Quelques jours après cette scène, le greffier Manuelo Escovedo reçut une lettre ainsi conçue :

« Vous ferez signer sur les registres de l’ordre le jeune frère qui a, dites-vous, des révélations à faire au premier ministre ; vous le conduirez ensuite et le laisserez au palais, chez M. le duc de Lerma, que j’ai prévenu et qui l’attendra.

« Le grand inquisiteur,

Sandoval y Royas. »

Alliaga, à l’arrivée de cette lettre, vit donc enfin s’ouvrir devant lui les portes de l’inquisition. Tous les tourments qu’il avait jusqu’alors soufferts dans sa vie n’étaient rien à côté des angoisses qu’il avait éprouvées depuis huit jours.

Il était près d’Aïxa et ne pouvait la secourir !.. La mort était suspendue sur sa tête et il ne pouvait la détourner !.. Mais enfin il était libre !.. il allait veiller sur elle !

Il signa tout ce qu’on lui présenta, et le nouveau frère de Saint-Dominique arriva avec le greffier du saint-office au palais du roi ; car c’était là que demeurait le duc de Lerma, non par orgueil, mais par prudence, et pour tenir toujours sous sa main son esclave couronné.

On n’entrait pas facilement dans la demeure royale, et il fallut montrer la signature du grand inquisiteur aux gardes de la porte ainsi qu’aux officiers de l’escalier. Un huissier du palais reçut la lettre d’audience que lui présenta frey Alliaga, et fit entrer celui-ci dans un vaste vestibule qui servait de salle d’attente.

Piquillo, qui croyait avoir un long entretien particulier avec le duc de Lerma, fut étrangement désappointé en voyant la foule de solliciteurs qui l’avait précédé et qui attendait comme lui.

Des gens de robe, des gens d’église, des militaires et des grands seigneurs encombraient cette vaste antichambre. Des dames mêmes s’y montraient en grand nombre, et n’étaient ni les moins intrépides ni les moins opiniâtres.

La foule était considérable surtout vers la porte du cabinet du duc de Lerma ; chacun s’y pressait dans l’espoir de passer des premiers. Quelques vieux solliciteurs plus expérimentés se tenaient à l’autre extrémité de la salle, à la porte en face, par laquelle devait entrer le ministre pour se rendre dans son cabinet.

On pouvait lui glisser ainsi au passage quelques flatteries, quelques pétitions, ou quelques mots adroits desservant d’avance un concurrent.

L’audience devait commencer à dix heures, et midi venait de sonner à la grande horloge du palais. L’impatience était grande, la chaleur encore plus.

On avait ouvert de grandes portes vitrées qui donnaient de la salle d’attente sur les jardins du roi.

Quoique l’air fût doux et pur, les arbres en fleur et les gazons verdoyants, personne n’était tenté d’en pro-