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piquillo alliaga.

Mais alors il était au plus haut point de cette prospérité, et Piquillo, contemplant avec effroi la masse de solliciteurs qui devaient passer avant lui, calculait déjà que Calderon, en accordant seulement cinq minutes à chacun d’eux, ne pourrait jamais donner audience à tout le monde.

D’ailleurs, ce n’était pas à Calderon, c’était au duc de Lerma qu’il voulait parler. On avait beau lui dire que c’était exactement la même chose, il ne pouvait confier à Calderon, à un favori en sous-ordre, le secret de l’État, et surtout un autre secret bien plus important pour lui, celui qui concernait Aïxa.

Préoccupé de cette idée, frey Alliaga était sorti, sans s’en apercevoir, de la salle d’attente. Dans l’agitation où il était en proie, il marchait toujours devant lui, et se trouva, sans s’en douter, au milieu des jardins du palais.

Une caisse d’oranger contre laquelle il se heurta le fit revenir à lui. Il était à l’entrée d’une grande allée, près d’un parterre où croissaient les fleurs les plus rares.

Un homme d’une taille moyenne et d’un air distingué cueillait en rêvant ces fleurs et en faisait un bouquet ; sa préoccupation égalait au moins celle de Piquillo, car il ne l’avait pas même entendu venir.

Sur l’exclamation du jeune moine, il se releva et s’écria vivement :

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Et voyant la robe de Saint-Dominique, il s’arrêta et s’inclina profondément.

— Pardon, seigneur cavalier, dit Alliaga ; je viens, je crois, de me perdre dans ce parc, et si vous êtes, comme je le pense, du château…

— Oui, oui, j’en suis, dit l’inconnu en souriant.

— Daignez alors m’indiquer mon chemin pour retourner à la salle d’audience.

— Ah ! vous avez audience au palais… aujourd’hui ?

— C’est-à-dire j’aurais voulu au prix de tout mon sang en obtenir une, et je ne le puis pas.

— Et pourquoi donc ?

— Il y a tant de monde, c’est si difficile !

— Si je pouvais vous aider… répondit l’inconnu.

— Quoi ! seigneur cavalier, vous auriez ici quelque crédit ?

— Pas beaucoup ! mais enfin ce que j’ai est à votre service.

— Merci ! merci mille fois !.. Eh bien ! pourriez-vous me faire parler en ce moment, non pas à Rodrigue de Calderon, mais au duc de Lerma… au duc lui-même ?

— En ce moment, c’est difficile, mais je puis, si vous le voulez, vous faire parler au roi.

— Ah ! dit Alliaga, ce n’est pas la même chose !

L’inconnu rougit et dit :

— Pardon, mon père, c’est tout ce que je peux faire.

— C’est égal ! c’est égal ! s’écria vivement Piquillo, j’accepte ! Et même, maintenant que j’y pense, je l’aime mieux.

— Cela se trouve bien, répondit l’inconnu en souriant.

— Oui ! oui ! s’écria-t-il, il y a une chose que le roi seul doit savoir.

— Venez alors, dit l’inconnu, suivez-moi.

Et ils se dirigèrent du côté des appartements du roi.


XLVII.

l’aumônier de la reine.

— Quel est votre nom, mon père ? dit l’inconnu pendant qu’ils marchaient côte à côte dans une longue allée ombragée par de vieux arbres.

— Luis Alliaga.

— Alliaga… reprit l’inconnu en s’arrêtant ; seriez-vous parent d’un Piquillo Alliaga auquel je porte le plus vif intérêt ?

— C’est moi-même, seigneur cavalier !

— Vous !..

L’inconnu regarda alors Piquillo avec une attention qui déconcerta le jeune frère. Il n’aurait jamais cru qu’un nom aussi obscur que le sien pût produire autant d’effet.

— C’est vous que les révérends pères de Jésus ont fait moine malgré lui, à ce que m’a raconté Fernand d’Albayda ?

— Oui, seigneur cavalier, dit Piquillo interdit ; mais je ne me rappelle pas avoir jamais vu Votre Seigneurie.

— Jamais, c’est la première fois.

— D’où vient donc l’intérêt dont vous daignez m’honorer ?

— Eh mais ! dit l’inconnu en souriant, Fernand d’Albayda, en qui j’ai toute confiance, est votre ami… et puis vous connaissez la duchesse de Santarem.

— C’est d’elle que je veux entretenir le roi.

— Est-il possible ! Parlez, parlez ! dit vivement l’inconnu ; de quoi s’agit-il ?

— De la protéger, de la défendre ! on en veut à ses jours !

— Et qui aurait cette audace ! s’écria l’inconnu, dont le visage devint pourpre et dont les yeux étincelèrent de colère. Malheur à qui l’oserait tenter !

— Ah ! se dit Piquillo enchanté, je ne pouvais pas mieux m’adresser qu’à ce digne cavalier… Oui, continua-t-il, ce sont des personnes puissantes, dangereuses… les plus élevées de la cour…

— Silence, mon père ! dit l’inconnu en lui serrant la main.

Il venait d’apercevoir dans une des allées latérales un groupe d’officiers et de jeunes seigneurs qui s’inclinèrent respectueusement.

— Fernand d’Albayda, dit l’inconnu à l’un d’eux, en lui faisant signe de la main, venez ici.

À ce nom, Alliaga avait frémi de surprise, et Fernand tressaillit de joie en retrouvant dans le palais de Buen-Retiro l’ami dont il déplorait la perte.

— Piquillo ! s’écria-t-il, Piquillo auprès de Votre Majesté !

— Le roi ! dit Alliaga stupéfait.

— Lui-même ! répondit Philippe en rentrant dans l’allée couverte, où l’on ne pouvait plus les entendre. Je vous ai promis de vous faire parler au roi, et je tiens ma parole. Parlez donc ; mais rappelez-vous que personne, pas même le duc de Lerma, ne doit connaître ce que vous allez m’apprendre. C’est vous et Fernand d’Albayda qui seuls exécuterez mes ordres.