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piquillo alliaga.

des préparatifs aussi immenses n’annonçaient point une entreprise ordinaire ; qu’un roi tel que Henri IV, le premier général de son siècle, à la tête d’une armée aussi formidable, devait et pouvait tout oser ; que la ruine et le démembrement de l’Espagne était son but ; que lui et ses alliés se la partageraient ou s’enrichiraient de ses dépouilles. Le ministre terminait en avouant que, dans l’état où étaient l’armée et le trésor, il n’avait aucun moyen d’empêcher le roi de France d’arriver jusqu’à Madrid.

Le grand inquisiteur était confondu.

— Mais pourtant, disait-il, Marie de Médicis et tous ses amis sont pour nous. D’Épernon nous est dévoué ; Éléonore Galigaï et Concini, Italiens devenus Français, sont Espagnols dans l’âme. Tous les galions arrivés du Mexique ont été employés à nous les gagner.

— Oui, s’écriait le ministre ; mais au Louvre, ce n’est pas comme à l’Escurial. Il y a autant d’intrigues, et plus peut-être ; mais les intrigues de cour n’influent en rien sur la marche des affaires, avec un homme aussi dur, aussi peu maniable que Sully, et un roi comme Henri, qui voit tout par lui-même.

— Mais cependant, grâce au ciel, il a des maitresses.

— Et beaucoup ; mais elles ne règnent pas le jour, et ne décident pas de la paix et de la guerre. Je ne vois donc, pour parer l’orage et l’empêcher d’éclater, aucune ressource possible, aucun moyen humain.

— Le ciel alors peut encore nous en fournir ! s’écria l’inquisiteur.

— Le pape et l’inquisition, foudres usées, armes émoussées, avec un ennemi comme le Béarnais ! Ne s’est-il pas fait catholique ! ne va-t-il pas à la messe… quand il a le temps ! Et cela ne l’empêche pas d’être à la tête du protestantisme contre le royaume le plus catholique du monde, contre l’Espagne, que nous avons inondée de moines et d’eau bénite ! Non, non, ne comptons point sur le ciel !

— Peut-être, dit l’inquisiteur, Mais enfin, s’il arrêtait le torrent qui nous menace, s’il détournait ou dissipait l’orage avant même qu’il eût le temps d’éclater, hésiteriez-vous encore à suivre nos avis à Ribeira et à moi ? Ne consentiriez-vous pas à nous accorder ce que nous vous demandons dans l’intérêt du ciel et de la foi ?

— Oui, oui, sans doute ! s’écria le duc, qui dans ce moment-là eût tout donné, tout accordé.

— Vous nous jurez donc, si la guerre n’a pas lieu, si tout s’arrange avec la France, de vous unir à nous pour l’expulsion des Maures ?

— Je vous le jure.

— De consacrer à cette grande œuvre tous vos soins et toutes les ressources du royaume ?

— Je vous le jure.

— Bien, bien, mon frère ; il y a encore de l’espoir ! Dieu combattra pour nous !

Le grand inquisiteur alla prier, et le ministre, qui n’avait qu’une médiocre confiance dans l’intervention céleste, songea, s’il ne pouvait sauver l’Espagne, à se sauver lui-même. S’il avait peu de prévoyance pour les intérêts du royaume, il en avait beaucoup pour les siens ; il avait perdu depuis deux ans sa femme, Félicité Henriquez de Cabrera, et dans sa douleur, il s’était fait ecclésiastique pour la forme. On n’avait vu là qu’un acte de piété ; c’en était un de haute prévision : il avait songé, si les dignités de la terre l’abandonnaient, à se réfugier dans celles de l’Église. On peut cesser d’être ministre, on ne cesse point d’être cardinal ni pape. Il ne pensait donc en ce moment qu’au cardinalat. Il avait déjà fait dans ce but quelques démarches qu’il fallait en ce moment rendre plus pressantes et plus actives, et pendant que son frère priait, il alla écrire à la cour de Rome.

Piquillo cependant était sorti, libre, puissant et protégé, de ce palais où il était entré presque comme prisonnier. Tout autre que lui eût été ébloui de sa fortune et de la perspective qui s’offrait à ses yeux… Aumônier de la reine, et bientôt sans doute en faveur près d’elle par le crédit d’Aïxa, protégé par le roi, qui lui accordait sa confiance intime, et tout-puissant déjà sur le duc de Lerma, dont il se trouvait posséder tous les secrets, le fils de la Giralda, le Maure, l’aventurier, le bohémien, l’obscur Piquillo préludait déjà, sans le vouloir et sans s’en douter, à la haute fortune où, quelques années plus tard, l’histoire nous montre le frère Luis Alliaga ; mais loin de lui alors toute idée d’ambition ; une seule pensée l’occupait, sauver Aïxa. Et peut-être, se disait-il, peut-être déjà est-il trop tard !

Aussi, et même avant de courir à l’hôtel de Santarem pour embrasser cette sœur chérie, Piquillo, en sortant du palais, dirigea ses pas vers la demeure de la comtesse d’Altamira.

La comtesse était souffrante et ne recevait pas.

— Il faut qu’elle me reçoive, répondit le moine d’une voix menaçante ; dites-lui que je suis Luis Alliaga.

Ce nom produisit sans doute son effet accoutumé. La comtesse, effrayée autant qu’étonnée d’une pareille visite, ordonna de faire entrer le jeune moine.


XLVIII.

le flacon.

La comtesse avait fait annoncer qu’elle était souffrante, et cette fois, elle avait dit vrai. Ses yeux plombés, son teint livide, annonçaient des nuits d’insomnie. Elle qui, depuis tant d’années, soutenait contre le temps une lutte victorieuse, semblait enfin cette fois avoir perdu la partie : elle n’était plus belle. Un mouvement nerveux et convulsif agitait ses traits, et sa parole brève et saccadée annonçait le dépit et l’impatience.

— Vous ici ! dit-elle à Piquillo. Qui vous amène ?

— Nous n’avons pas de temps à perdre, et je vais vous apprendre l’objet de ma visite. Renvoyez d’abord cette femme de chambre.

— Pour vous, mon jeune frère ? reprit la comtesse en essayant de sourire.

— Non, madame la comtesse, pour vous !

La femme de chambre sortit. Dès qu’ils furent seuls, dès que les portes furent bien fermées :

— Madame la comtesse, vous avez juré de perdre une jeune fille que moi j’ai juré de défendre. C’est Aïxa, ma sœur.