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piquillo alliaga.

— Quelle idée ! répondit la comtesse en souriant avec ironie ; moi perdre la duchesse de Santarem ! elle n’a pas besoin de moi pour cela… et la favorite du roi…

— Saura défendre son honneur et sa réputation, vous pouvez vous en rapporter à elle, madame la comtesse, et comme vous dites très-bien, elle n’a pas besoin de personne pour cela. Mais il ne lui sera pas aussi facile de défendre ses jours contre de lâches complots.

— Qu’entendez-vous par là ? s’écria la comtesse en tressaillant.

Et elle regarda Piquillo d’un œil inquiet et menaçant.

— Ce que je veux dire, répondit tranquillement Piquillo, votre trouble suffirait pour me l’expliquer, si j’avais besoin d’explications. Mais nous ne sommes pas ici chez les révérends pères de la Compagnie de Jésus.

— En effet, dit la comtesse en cherchant à se remettre, vous n’y êtes plus ; on prétend que vous vous en êtes évadé.

— Oui, madame, chacun son goût ; je ne me plaisais pas à ce couvent ; il y a de grandes dames qui ne sont pas comme moi et qui s’y plaisent… Mais, contre l’ordinaire de ces bons pères, laissons de côté les détours, et parlons franchement.

Vous avez juré de vous défaire d’Aïxa, qui vous gène.

— Moi ! monsieur ! dit la comtesse avec hauteur et indignation.

— Vous voulez la tuer…

— Une pareille calomnie…

— Par le poison !

— Votre nouvel habit ne vous donnera point l’impunité, et je me vengerai de pareils outrages.

Elle voulut se lever pour sonner et pour appeler. Piquillo la prit par la main, et la forçant de se rasseoir :

— Vous n’appellerez pas et vous m’écouterez ! S’il n’avait fallu que vous perdre, je ne serais pas ici, j’aurais porté ma plainte au tribunal de l’inquisition, dont je suis membre aujourd’hui, et vous et vos complices, vous seriez déjà sous sa main redoutable ; mais vous êtes la tante de don Fernand d’Albayda et de Carmen, vous êtes la sœur de don Juan d’Aguilar, mon protecteur et mon père. C’est ce souvenir qui vous a sauvée… Je garderai le silence, mais à une condition, c’est que vous renoncerez à vos desseins, si déjà il n’est pas trop tard, si déjà, continua-t-il en voyant le trouble de la comtesse, ils ne sont pas exécutés…

— Moi ! dit la comtesse en tremblant de tous ses membres ; quels desseins ?

— Vous les connaissez mieux que moi ; mais Dieu les connait aussi.

Et, d’une voix grave et solennelle comme celle d’un juge qui prononce un arrêt, Piquillo ajouta :

— Vous avez reçu du père Jérôme un flacon en cristal.

La comtesse poussa un cri d’effroi.

— Fermé par un couvercle en or et orné d’une émeraude.

La comtesse cacha sa tête dans ses mains, et Piquillo continua :

— Ce flacon renferme un poison… poison lent et mortel.

La comtesse tomba à genoux en étendant les bras.

— Bien, vous voilà à votre place ; mais vous n’avez pas besoin de me prier : ce n’est pas à moi, je vous l’ai dit, c’est à votre noble frère don Juan d’Aguilar que vous devez votre grâce. Il nous contemple tous deux en ce moment, et en son nom, madame, vous allez me remettre ce flacon.

— Moi ! dit la comtesse en jetant sur Piquillo un regard épouvanté.

— À l’instant même. Je ne puis laisser entre vos mains une arme pareille, dont vous comptiez vous servir contre ma sœur… et peut-être… contre moi. Vous allez donc me le rendre.

— Mais, mon père…

— Je le veux ! dit Piquillo d’une voix menaçante, ou don Juan d’Aguilar ne pardonnera pas, ni moi non plus.

La comtesse se leva en chancelant, ouvrit un petit meuble fermé à clé et prit le flacon.

— Au moins, monsieur, dit-elle en s’avançant vers Piquillo, vous m’apprendrez comment ce secret a pu être découvert par vous.

— C’est ce que vous ne saurez jamais ! s’écria Piquillo en observant le regard faux de la comtesse.

Et il ajouta avec intention :

— Je me réserve ce moyen pour connaître ainsi à l’avenir et sur-le-champ tous les complots que vous pourriez tramer encore.

La comtesse ne put retenir un mouvement de dépit et de rage qu’elle se hâta de réprimer, et elle remit le flacon à Piquillo.

Il le regarda et poussa un cri de terreur On s’était servi du flacon ! C’était évident, car il n’était plein qu’aux trois quarts, Piquillo pâlit, une sueur froide inonda son visage, et, près de tomber, il s’appuya contre un meuble. La comtesse s’élança vers lui ; Piquillo reprit toute sa colère, et n’ayant plus désormais qu’à venger sa sœur, il s’écria :

— Le crime est consommé !… Je ne vous dois plus rien, ni pardon, ni pitié !

Il fit un pas pour sortir. Elle se jeta à ses pieds.

— Je vous jure, lui dit-elle, que je ne me suis point servie de ce flacon. Il m’a été remis tel que vous le voyez par le père Jérôme… Je vous le jure ! monsieur… je vous le jure !

Et voyant Piquillo qui, saisissant avidement cet espoir, s’arrêtait et paraissait hésiter, elle lui cria avec un accent de franchise qui semblait partir du cœur :

— Vous le savez bien, monsieur, puisque vous connaissiez ce flacon, puisque vous l’avez vu et tenu dans vos mains avant qu’il me l’eût remis.

— Ainsi donc, les jours d’Aïxa ont été respectés ?

— Elle n’a rien à craindre, répondit la comtesse avec un trouble visible.

— Vous me le jurez ?

— À quoi bon mon serment ?.. vous verrez bien par vous-même que j’ai dit la vérité… Et le regardant d’un air curieux, elle ajouta : puisque vous connaissiez les effets de cette liqueur.

— Oui, dit Piquillo, c’est dans un mois… un mois seulement, qu’elle doit commencer à donner la mort, et depuis dix jours ce flacon est entre vos mains.